Jules Verne

Ce qu'est cette montagne incomparable, l'ensemble des reliefs qui convergent vers elle, les extumescences intérieures de son cratère, jamais la photographie elle-même n'a pu les rendre. En effet, c'est en Pleine-Lune que Tycho se montre dans toute sa splendeur. Or, les ombres manquent alors, les raccourcis de la perspective ont disparu, et lés épreuves viennent blanches. Circonstance fâcheuse, car cette étrange région eût été curieuse à reproduire avec l'exactitude photographique. Ce n'est qu'une agglomération de trous, de cratères, de cirques, un croisement vertigineux de crêtes; puis, à perte de vue, tout un réseau volcanique jeté sur ce sol pustuleux. On comprend alors que ces bouillonnements de l'éruption centrale aient gardé leur forme première. Cristallisés par le refroidissement, ils ont stéréotypé cet aspect que présenta jadis la Lune sous l'influence des forces plutoniennes.

La distance qui séparait les voyageurs des cimes annulaires de Tycho n'était pas tellement considérable qu'ils ne pussent en relever les principaux détails. Sur le remblai même qui forme la circonvallation de Tycho, les montagnes, s'accrochant sur les flancs des talus intérieurs et extérieurs, s'étageaient comme de gigantesques terrasses. Elles paraissaient plus élevées de trois à quatre cents pieds à l'ouest qu'à l'est. Aucun système de castramétation terrestre n'était comparable à cette fortification naturelle. Une ville, bâtie au fond de la cavité circulaire, eût été absolument inaccessible.

Inaccessible et merveilleusement étendue sur ce sol accidenté de ressauts pittoresques! La nature, en effet, n'avait pas laissé plat et vide le fond de ce cratère. Il possédait son orographie spéciale, un système montagneux qui en faisait comme un monde à part. Les voyageurs distinguèrent nettement des cônes, des collines centrales, de remarquables mouvements de terrain, naturellement disposés pour recevoir les chefs-d'oeuvre de l'architecture sélénite. Là se dessinait la place d'un temple, ici l'emplacement d'un forum, en cet endroit, les soubassements d'un palais, en cet autre, le plateau d'une citadelle. Le tout dominé par une montagne centrale de quinze cents pieds. Vaste circuit, où la Rome antique eût tenu dix fois tout entière!

«Ah! s'écria Michel Ardan, enthousiasmé à cette vue, quelle ville grandiose on construirait dans cet anneau de montagnes! Cité tranquille, refuge paisible, placé en dehors de toutes les misères humaines! Comme ils vivraient là, calmes et isolés, tous ces misanthropes, tous ces haïsseurs de l'humanité, tous ceux qui ont le dégoût de la vie sociale!

--Tous! Ce serait trop petit pour eux!» répondit simplement Barbicane.

XVIII

Questions graves

Cependant, le projectile avait dépassé l'enceinte de Tycho. Barbicane et ses deux amis observèrent alors avec la plus scrupuleuse attention ces raies brillantes que la célèbre montagne disperse si curieusement à tous les horizons.

Qu'était cette rayonnante auréole? Quel phénomène géologique avait dessiné cette chevelure ardente? Cette question préoccupait à bon droit Barbicane.

Sous ses yeux, en effet, s'allongeaient dans toutes les directions des sillons lumineux à bords relevés et à milieu concave, les uns larges de vingt kilomètres, les autres larges de cinquante. Ces éclatantes traînées couraient en de certains endroits jusqu'à trois cents lieues de Tycho, et semblaient couvrir, surtout vers l'est, le nord-est et le nord, la moitié de l'hémisphère méridional. L'un de ses jets s'étendait jusqu'au cirque de Néandre, situé sur le quarantième méridien. Un autre allait, en s'arrondissant, sillonner la mer du Nectar, et se briser contre la chaîne des Pyrénées, après un parcours de quatre cents lieues. D'autres, vers l'ouest, couvraient d'un réseau lumineux la mer des Nuées et la mer des Humeurs.

Quelle était l'origine de ces rayons étincelants qui apparaissaient sur les plaines comme sur les reliefs, à quelque hauteur qu'ils fussent? Tous partaient d'un centre commun, le cratère de Tycho.