Jules Verne

Il s'avançait avec une vitesse de deux kilomètres à la seconde environ, soit trente lieues par minute. Il coupait la route du projectile et devait l'atteindre en quelques minutes. En s'approchant, il grossissait dans une proportion énorme.

Que l'on s'imagine, si l'on peut, la situation des voyageurs. Il est impossible de la décrire. Malgré leur courage, leur sang-froid, leur insouciance devant le danger, ils étaient muets, immobiles, les membres crispés, en proie à un effarement farouche. Leur projectile, dont ils ne pouvaient dévier la marche, courait droit sur cette masse ignée, plus intense que la gueule ouverte d'un four à réverbère. Il semblait se précipiter vers un abîme de feu.

Barbicane avait saisi la main de ses deux compagnons, et tous trois regardaient à travers leurs paupières à demi fermées cet astéroïde chauffé à blanc. Si la pensée n'était pas détruite en eux, si leur cerveau fonctionnait encore au milieu de son épouvante, ils devaient se croire perdus!

Deux minutes après la brusque apparition du bolide, deux siècles d'angoisses! le projectile semblait prêt à le heurter, quand le globe de feu éclata comme une bombe, mais sans faire aucun bruit au milieu de ce vide où le son, qui n'est qu'une agitation des couches d'air, ne pouvait se produire.

Nicholl avait poussé un cri. Ses compagnons et lui s'étaient précipités à la vitre des hublots. Quel spectacle! Quelle plume saurait le rendre, quelle palette serait assez riche en couleurs pour en reproduire la magnificence?

C'était comme l'épanouissement d'un cratère, comme l'éparpillement d'un immense incendie. Des milliers de fragments lumineux allumaient et rayaient l'espace de leurs feux. Toutes les grosseurs, toutes les couleurs, toutes s'y mêlaient. C'étaient des irradiations jaunes, jaunâtres, rouges, vertes, grises, une couronne d'artifices multicolores. Du globe énorme et redoutable, il ne restait plus rien que ces morceaux emportés dans toutes les directions, devenus astéroïdes à leur tour, ceux-ci flamboyants comme une épée, ceux-là entourés d'un nuage blanchâtre, d'autres laissant après eux des traînées éclatantes de poussière cosmique.

Ces blocs incandescents s'entrecroisaient, s'entrechoquaient, s'éparpillaient en fragments plus petits, dont quelques-uns heurtèrent le projectile. Sa vitre de gauche fut même fendue par un choc violent. Il semblait flotter au milieu d'une grêle d'obus dont le moindre pouvait l'anéantir en un instant.

La lumière qui saturait l'éther se développait avec une incomparable intensité, car ces astéroïdes la dispersaient en tous sens. A un certain moment, elle fut tellement vive, que Michel, entraînant vers sa vitre Barbicane et Nicholl, s'écria:

«L'invisible Lune, visible enfin!»

Et tous trois, à travers un effluve lumineux de quelques secondes, entrevirent ce disque mystérieux que l'oeil de l'homme apercevait pour la première fois.

Que distinguèrent-ils à cette distance qu'ils ne pouvaient évaluer? Quelques bandes allongées sur le disque, de véritables nuages formés dans un milieu atmosphérique très restreint, duquel émergeaient non seulement toutes les montagnes, mais aussi les reliefs de médiocre importance, ces cirques, ces cratères béants capricieusement disposés, tels qu'ils existent à la surface visible. Puis des espaces immenses, non plus des plaines arides, mais des mers véritables, des océans largement distribués, qui réfléchissaient sur leur miroir liquide toute cette magie éblouissante des feux de l'espace. Enfin, à la surface des continents, de vastes masses sombres, telles qu'apparaîtraient des forêts immenses sous la rapide illumination d'un éclair...

Était-ce une illusion, une erreur des yeux, une tromperie de l'optique? Pouvaient-ils donner une affirmation scientifique à cette observation si superficiellement obtenue? Oseraient-ils se prononcer sur la question de son habitabilité, après un si faible aperçu du disque invisible?

Cependant les fulgurations de l'espace s'affaiblirent peu à peu; son éclat accidentel s'amoindrit; les astéroïdes s'enfuirent par des trajectoires diverses et s'éteignirent dans l'éloignement.