Jules Verne

On y distingue fort nettement des chaînes de montagnes, des montagnes isolées, des cirques et des rainures. Tout le relief lunaire est compris dans cette division. Il est extraordinairement tourmenté. C'est une Suisse immense, une Norvège continue où l'action plutonique a tout fait. Cette surface, si profondément raboteuse, est le résultat des contractions successives de la croûte, à l'époque où l'astre était en voie de formation. Le disque lunaire est donc propice à l'étude des grands phénomènes géologiques. Suivant la remarque de certains astronomes, sa surface, quoique plus ancienne que la surface de la Terre, est demeurée plus neuve. Là, pas d'eaux qui détériorent le relief primitif et dont l'action croissante produit une sorte de nivellement général, pas d'air dont l'influence décomposante modifie les profils orographiques. Là, le travail plutonique, non altéré par les forces neptuniennes, est dans toute sa pureté native. C'est la Terre, telle qu'elle fut avant que les marais et les courants l'eussent empâtée de couches sédimentaires.

Après avoir erré sur ces vastes continents, le regard est attiré par les mers plus vastes encore. Non seulement leur conformation, leur situation, leur aspect rappellent celui des océans terrestres, mais encore, ainsi que sur la Terre, ces mers occupent la plus grande partie du globe. Et cependant, ce ne sont point des espaces liquides, mais des plaines dont les voyageurs espéraient bientôt déterminer la nature.

Les astronomes, il faut en convenir, ont décoré ces prétendues mers de noms au moins bizarres que la science a respectés jusqu'ici. Michel Ardan avait raison quand il comparait cette mappemonde à une «carte du Tendre», dressée par une Scudéry ou un Cyrano de Bergerac.

«Seulement, ajoutait-il, ce n'est plus la carte du sentiment comme au XVIIe siècle, c'est la carte de la vie, très nettement tranchée en deux parties, l'une féminine, l'autre masculine. Aux femmes, l'hémisphère de droite. Aux hommes, l'hémisphère de gauche!»

Et quand il parlait ainsi, Michel faisait hausser les épaules à ses prosaïques compagnons. Barbicane et Nicholl considéraient la carte lunaire à un tout autre point de vue que leur fantaisiste ami. Cependant leur fantaisiste ami avait tant soit peu raison. Qu'on en juge.

Dans cet hémisphère de gauche s'étend la «mer des Nuées», où va si souvent se noyer la raison humaine. Non loin apparaît «la mer des Pluies», alimentée par tous les tracas de l'existence. Auprès se creuse «la mer des Tempêtes» où l'homme lutte sans cesse contre ses passions trop souvent victorieuses. Puis, épuisé par les déceptions, les trahisons, les infidélités et tout le cortège des misères terrestres, que trouve-t-il au terme de sa carrière? cette vaste «mer des Humeurs» à peine adoucie par quelques gouttes des eaux du «golfe de la Rosée»! Nuées, pluies, tempêtes, humeurs, la vie de l'homme contient-elle autre chose et ne se résume-t-elle pas en ces quatre mots?

L'hémisphère de droite, «dédié aux dames», renferme des mers plus petites, dont les noms significatifs comportent tous les incidents d'une existence féminine. C'est la «mer de la Sérénité» au-dessus de laquelle se penche la jeune fille, et «le lac des Songes», qui lui reflète un riant avenir! C'est «la mer du Nectar», avec ses flots de tendresse et ses brises d'amour! C'est la «mer de la Fécondité», c'est «la mer des Crises», puis «la mer des Vapeurs», dont les dimensions sont peut-être trop restreintes, et enfin cette vaste «mer de la Tranquillité», où se sont absorbés toutes les fausses passions, tous les rêves inutiles, tous les désirs inassoupis, et dont les flots se déversent paisiblement dans «le lac de la Mort»!

Quelle succession étrange de noms! Quelle division singulière de ces deux hémisphères de la Lune, unis l'un à l'autre comme l'homme et la femme, et formant cette sphère de vie emportée dans l'espace! Et le fantaisiste Michel n'avait-il pas raison d'interpréter ainsi cette fantaisie des vieux astronomes?

Mais tandis que son imagination courait ainsi «les mers», ses graves compagnons considéraient plus géographiquement les choses.