Jules Verne

Cependant le boulet continuait à se déplacer latéralement à la Lune, et avec lui le cortège d'objets jetés au-dehors. Barbicane put même constater, par des points de repère relevés sur la Lune dont la distance était inférieure à deux mille lieues, que sa vitesse devenait uniforme. Nouvelle preuve qu'il n'y avait pas chute. La force d'impulsion l'emportait encore sur l'attraction lunaire, mais la trajectoire du projectile le rapprochait certainement du disque lunaire, et l'on pouvait espérer qu'à une distance plus rapprochée, l'action de la pesanteur prédominerait et provoquerait définitivement une chute.

Les trois amis n'ayant rien de mieux à faire, continuèrent leurs observations. Cependant, ils ne pouvaient encore déterminer les dispositions topographiques du satellite. Tous ces reliefs se nivelaient sous la projection des rayons solaires.

Ils regardèrent ainsi par les vitres latérales jusqu'à huit heures du soir. La Lune avait alors tellement grossi à leurs yeux qu'elle masquait toute une moitié du firmament. Le Soleil d'un côté, l'astre des nuits de l'autre, inondaient le projectile de lumière.

En ce moment, Barbicane crut pouvoir estimer à sept cents lieues seulement la distance qui les séparait de leur but. La vitesse du projectile lui parut être de deux cents mètres par seconde, soit environ cent soixante-dix lieues à l'heure. Le culot du boulet tendait à se tourner vers la Lune sous l'influence de la force centripète; mais la force centrifuge l'emportant toujours, il devenait probable que la trajectoire rectiligne se changerait en une courbe quelconque dont on ne pouvait déterminer la nature.

Barbicane cherchait toujours la solution de son insoluble problème.

Les heures s'écoulaient sans résultat. Le projectile se rapprochait visiblement de la Lune, mais il était visible aussi qu'il ne l'atteindrait pas. Quant à la plus courte distance à laquelle il en passerait, elle serait la résultante des deux forces, attractive et répulsive, qui sollicitaient le mobile.

«Je ne demande qu'une chose, répétait Michel: passer assez près de la Lune pour en pénétrer les secrets!

--Maudite soit alors, s'écria Nicholl, la cause qui a fait dévier notre projectile!

--Maudit soit alors, répondit Barbicane, comme si son esprit eût été soudainement frappé, maudit soit le bolide que nous avons croisé en route!

--Hein! fit Michel Ardan.

--Que voulez-vous dire? s'écria Nicholl.

--Je veux dire, répondit Barbicane d'un ton convaincu, je veux dire que notre déviation est uniquement due à la rencontre de ce corps errant!

--Mais il ne nous a pas même effleurés, répondit Michel.

--Qu'importe. Sa masse, comparée à celle de notre projectile était énorme, et son attraction a suffi pour influer sur notre direction.

--Si peu! s'écria Nicholl.

--Oui, Nicholl, mais si peu que ce soit, répondit Barbicane, sur une distance de quatre-vingt-quatre mille lieues, il n'en fallait pas davantage pour manquer la Lune!»

X

Les observateurs de la lune

Barbicane avait évidemment trouvé la seule raison plausible de cette déviation. Si petite qu'elle eût été, elle avait suffi à modifier la trajectoire du projectile. C'était une fatalité. L'audacieuse tentative avortait par une circonstance toute fortuite et, à moins d'événements exceptionnels, on ne pouvait plus atteindre le disque lunaire. En passerait-on assez près pour résoudre certaines questions de physique ou de géologie insolubles jusqu'alors? C'était la question, la seule qui préoccupât maintenant les hardis voyageurs. Quant au sort que leur réservait l'avenir, ils n'y voulaient même pas songer. Cependant, que deviendraient-ils au milieu de ces solitudes infinies, eux à qui l'air devait bientôt manquer? Quelques jours encore, et ils tomberaient asphyxiés dans ce boulet errant à l'aventure. Mais quelques jours, c'étaient des siècles pour ces intrépides, et ils consacrèrent tous leurs instants à observer cette Lune qu'ils n'espéraient plus atteindre.

La distance qui séparait alors le projectile du satellite fut estimée à deux cents lieues environ.