Jules Verne

--Non, je ne m'en doute même pas! riposta Barbicane, se mettant à l'unisson de son interlocuteur.

--Eh bien, je le sais, moi, répondit Michel.

--Parle donc, alors, cria Nicholl, qui ne pouvait plus contenir les grondements de sa voix.

--Je parlerai si cela me convient, s'écria Michel en saisissant violemment le bras de son compagnon.

--Il faut que cela te convienne, dit Barbicane, l'oeil en feu, la main menaçante. C'est toi qui nous as entraînés dans ce voyage formidable, et nous voulons savoir pourquoi!

--Oui! fit le capitaine, maintenant que je ne sais pas où je vais, je veux savoir pourquoi j'y vais!

--Pourquoi? s'écria Michel, bondissant à la hauteur d'un mètre, pourquoi? Pour prendre possession de la Lune au nom des États-Unis! Pour ajouter un quarantième État à l'Union! Pour coloniser les régions lunaires, pour les cultiver, pour les peupler, pour y transporter tous les prodiges de l'art, de la science et de l'industrie! Pour civiliser les Sélénites, à moins qu'ils ne soient plus civilisés que nous, et les constituer en république, s'ils n'y sont déjà!

--Et s'il n'y a pas de Sélénites! riposta Nicholl, qui sous l'empire de cette inexplicable ivresse devenait très contrariant.

--Qui dit qu'il n'y a pas de Sélénites? s'écria Michel d'un ton menaçant.

--Moi! hurla Nicholl.

--Capitaine, dit Michel, ne répète pas cette insolence, ou je te l'enfonce dans la gorge à travers les dents!»

Les deux adversaires allaient se précipiter l'un sur l'autre, et cette incohérente discussion menaçait de dégénérer en bataille, quand Barbicane intervint par un bond formidable.

«Arrêtez, malheureux, dit-il en mettant ses deux compagnons dos à dos, s'il n'y a pas de Sélénites, on s'en passera!

--Oui, s'exclama Michel, qui n'y tenait pas autrement, on s'en passera. Nous n'avons que faire des Sélénites! A bas les Sélénites!

--A nous l'empire de la Lune, dit Nicholl.

--A nous trois, constituons la république!

--Je serai le congrès, cria Michel.

--Et moi le sénat, riposta Nicholl.

--Et Barbicane le président, hurla Michel.

--Pas de président nommé par la nation! répondit Barbicane.

--Eh bien, un président nommé par le congrès, s'écria Michel, et comme je suis le congrès, je te nomme à l'unanimité!

--Hurrah! hurrah! hurrah pour le président Barbicane! cria Nicholl.

--Hip! hip! hip!» vociféra Michel Ardan.

Puis, le président et le sénat entonnèrent d'une voix terrible le populaire _Yankee Doodle_, tandis que le congrès faisait retentir les mâles accents de la _Marseillaise_.

Alors commença une ronde échevelée avec gestes insensés, trépignements de fous, culbutes de clowns désossés. Diane, se mêlant à cette danse, hurlant à son tour, sauta jusqu'à la voûte du projectile. On entendit d'inexplicables battements d'ailes, des cris de coq d'une sonorité bizarre. Cinq ou six poules volèrent, en se frappant aux parois comme des chauves-souris folles...

Puis, les trois compagnons de voyage, dont les poumons se désorganisaient sous une incompréhensible influence, plus qu'ivres, brûlés par l'air qui incendiait leur appareil respiratoire, tombèrent sans mouvement sur le fond du projectile.

VIII

A soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues

Que s'était-il passé? D'où provenait la cause de cette ivresse singulière dont les conséquences pouvaient être désastreuses? Une simple étourderie de Michel, à laquelle très heureusement, Nicholl put remédier à temps.

Après une véritable pâmoison qui dura quelques minutes le capitaine, revenant le premier à la vie, reprit ses facultés intellectuelles.

Bien qu'il eût déjeuné deux heures auparavant, il ressentait une faim terrible qui le tiraillait comme s'il n'avait pas mangé depuis plusieurs jours. Tout en lui, estomac et cerveau, était surexcité au plus haut point.

Il se releva donc et réclama de Michel une collation supplémentaire. Michel, anéanti, ne répondit pas. Nicholl voulut alors préparer quelques tasses de thé destinées à faciliter l'absorption d'une douzaine de sandwiches.