C'est l'air qui, par sa résistance, crée des différences de poids. Quand vous faites pneumatiquement le vide dans un tube, les objets que vous y projetez, grains de poussière ou grains de plomb, y tombent avec la même rapidité. Ici, dans l'espace, même cause et même effet.
--Très juste, dit Nicholl, et tout ce que nous lancerons au-dehors du projectile ne cessera de l'accompagner dans son voyage jusqu'à la Lune.
--Ah! bêtes que nous sommes! s'écria Michel.
--Pourquoi cette qualification? demanda Barbicane.
--Parce que nous aurions dû remplir le projectile d'objets utiles, livres, instruments, outils, etc. Nous aurions tout jeté, et «tout» nous aurait suivi à la traîne! Mais j'y pense. Pourquoi ne nous promenons-nous pas au-dehors comme ce bolide? Pourquoi ne nous lançons-nous pas dans l'espace par le hublot? Quelle jouissance ce serait de se sentir ainsi suspendu dans l'éther, plus favorisé que l'oiseau qui doit toujours battre de l'aile pour se soutenir!
--D'accord, dit Barbicane, mais comment respirer?
--Maudit air qui manque si mal à propos!
--Mais, s'il ne manquait pas, Michel, ta densité étant inférieure à celle du projectile, tu resterais bien vite en arrière.
--Alors, c'est un cercle vicieux.
--Tout ce qu'il y a de plus vicieux.
--Et il faut rester emprisonné dans son wagon?
--Il le faut.
--Ah! s'écria Michel d'une voix formidable.
--Qu'as-tu? demanda Nicholl.
--Je sais, je devine ce que c'est que ce prétendu bolide! Ce n'est point un astéroïde qui nous accompagne! Ce n'est point un morceau de planète.
--Qu'est-ce donc? demanda Barbicane.
--C'est notre infortuné chien! C'est le mari de Diane!»
En effet, cet objet déformé, méconnaissable, réduit à rien, c'était le cadavre de Satellite, aplati comme une cornemuse dégonflée, et qui montait, montait toujours!
VII
Un moment d'ivresse
Ainsi donc, un phénomène curieux, mais logique, bizarre, mais explicable, se produisait dans ces singulières conditions. Tout objet lancé au-dehors du projectile devait suivre la même trajectoire et ne s'arrêter qu'avec lui. Il y eut là un texte de conversation que la soirée ne put épuiser. L'émotion des trois voyageurs s'accroissait, d'ailleurs, à mesure que s'approchait le terme de leur voyage. Ils s'attendaient à l'imprévu, à des phénomènes nouveaux, et rien ne les eût étonnés dans la disposition d'esprit où ils se trouvaient. Leur imagination surexcitée devançait ce projectile, dont la vitesse diminuait notablement sans qu'ils en eussent le sentiment. Mais la Lune grandissait à leurs yeux, et ils croyaient déjà qu'il leur suffisait d'étendre la main pour la saisir.
Le lendemain, 5 décembre, dès cinq heures du matin, tous trois étaient sur pied. Ce jour-là devait être le dernier de leur voyage, si les calculs étaient exacts. Le soir même, à minuit, dans dix-huit heures, au moment précis de la Pleine-Lune, ils atteindraient son disque resplendissant. Le prochain minuit verrait s'achever ce voyage, le plus extraordinaire des temps anciens et modernes. Aussi dès le matin, à travers les hublots argentés par ses rayons, ils saluèrent l'astre des nuits d'un confiant et joyeux hurrah.
La Lune s'avançait majestueusement sur le firmament étoilé. Encore quelques degrés, et elle atteindrait le point précis de l'espace où devait s'opérer sa rencontre avec le projectile. D'après ses propres observations, Barbicane calcula qu'il l'accosterait par son hémisphère nord, là où s'étendent d'immenses plaines, où les montagnes sont rares. Circonstance favorable, si l'atmosphère lunaire, comme on le pensait, était emmagasinée dans les fonds seulement.
«D'ailleurs, fit observer Michel Ardan, une plaine est plutôt un lieu de débarquement qu'une montagne. Un Sélénite que l'on déposerait en Europe sur le sommet du Mont-Blanc, ou en Asie sur le pic de l'Himalaya, ne serait pas précisément arrivé!
--De plus, ajouta le capitaine Nicholl, sur un terrain plat, le projectile demeurera immobile dès qu'il l'aura touché. Sur une pente, au contraire, il roulerait comme une avalanche, et n'étant point écureuils, nous n'en sortirions pas sains et saufs.