Jules Verne

C'était un disque énorme, dont les colossales dimensions ne pouvaient être appréciées. Sa face tournée vers la Terre s'éclairait vivement. On eût dit une petite Lune qui réfléchissait la lumière de la grande. Elle s'avançait avec une prodigieuse vitesse et paraissait décrire autour de la Terre une orbite qui coupait la trajectoire du projectile. Le mouvement de translation de ce mobile se complétait d'un mouvement de rotation sur lui-même. Il se comportait donc comme tous les corps célestes abandonnés dans l'espace.

«Eh! s'écria Michel Ardan, qu'est cela? Un autre projectile?»

Barbicane ne répondit pas. L'apparition de ce corps énorme le surprenait et l'inquiétait. Une rencontre était possible, qui aurait eu des résultats déplorables, soit que le projectile fût dévié de sa route, soit qu'un choc, brisant son élan, le précipitât vers la Terre, soit enfin qu'il se vît irrésistiblement entraîné par la puissance attractive de cet astéroïde.

Le président Barbicane avait rapidement saisi les conséquences de ces trois hypothèses qui, d'une façon ou d'une autre, amenaient fatalement l'insuccès de sa tentative. Ses compagnons, muets, regardaient à travers l'espace. L'objet grossissait prodigieusement en s'approchant, et par une certaine illusion d'optique, il semblait que le projectile se précipitât au-devant de lui.

«Mille dieux! s'écria Michel Ardan, les deux trains vont se rencontrer!»

Instinctivement, les voyageurs s'étaient rejetés en arrière. Leur épouvante fut extrême, mais elle ne dura pas longtemps, quelques secondes à peine. L'astéroïde passa à plusieurs centaines de mètres du projectile et disparut, non pas tant par la rapidité de sa course, que parce que sa face opposée à la Lune se confondit subitement avec l'obscurité absolue de l'espace.

«Bon voyage! s'écria Michel Ardan en poussant un soupir de satisfaction. Comment! l'infini n'est pas assez grand pour qu'un pauvre petit boulet puisse s'y promener sans crainte! Ah çà! qu'est-ce que ce globe prétentieux qui a failli nous heurter?

--Je le sais, répondit Barbicane.

--Parbleu! tu sais tout.

--C'est, dit Barbicane, un simple bolide, mais un bolide énorme que l'attraction a retenu à l'état de satellite.

--Est-il possible! s'écria Michel Ardan. La terre a donc deux Lunes comme Neptune?

--Oui, mon ami, deux Lunes, bien qu'elle passe généralement pour n'en posséder qu'une. Mais cette seconde Lune est si petite et sa vitesse est si grande, que les habitants de la Terre ne peuvent l'apercevoir. C'est en tenant compte de certaines perturbations qu'un astronome français, M. Petit, a su déterminer l'existence de ce second satellite et en calculer les éléments. D'après ses observations, ce bolide accomplirait sa révolution autour de la Terre en trois heures vingt minutes seulement, ce qui implique une vitesse prodigieuse.

--Tous les astronomes, demanda Nicholl, admettent-ils l'existence de ce satellite?

--Non, répondit Barbicane; mais si, comme nous, ils s'étaient rencontrés avec lui, ils ne pourraient plus douter. Au fait, j'y pense, ce bolide qui nous eût fort embarrassés en heurtant le projectile permet de préciser notre situation dans l'espace.

--Comment? dit Ardan.

--Parce que sa distance est connue et, au point où nous l'avons rencontré, nous étions exactement a huit mille cent quarante kilomètres de la surface du globe terrestre.

--Plus de deux mille lieues! s'écria Michel Ardan. Voilà qui enfonce les trains express de ce globe piteux qu'on appelle la Terre!

--Je le crois bien, répondit Nicholl en consultant son chronomètre, il est onze heures, et nous n'avons quitté le continent américain que depuis treize minutes.

--Treize minutes seulement? dit Barbicane

--Oui, répondit Nicholl, et si notre vitesse initiale de onze kilomètres était constante, nous ferions près de dix mille lieues à l'heure!

--Tout cela est fort bien, mes amis, dit le président, mais reste toujours cette insoluble question. Pourquoi n'avons-nous pas entendu la détonation de la Columbiad?»

Faute de réponse, la conversation s'arrêta, et Barbicane, tout en réfléchissant, s'occupa de rabaisser le mantelet du second hublot latéral.