Jules Verne

Ils oubliaient le but du voyage pour ne songer qu'aux voyageurs! Et si quelqu'un d'entre eux -- J.-T. Maston, par exemple --, eût pu jeter un regard à l'intérieur du projectile, qu'aurait-il vu?

Rien alors. L'obscurité était profonde dans le boulet. Mais ses parois cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. Pas une déchirure, pas une flexion, pas une déformation. L'admirable projectile ne s'était même pas altéré sous l'intense déflagration des poudres, ni liquéfié, comme on paraissait le craindre, en une pluie d'aluminium.

A l'intérieur, peu de désordre, en somme. Quelques objets avaient été lancés violemment vers la voûte; mais les plus importants ne semblaient pas avoir souffert du choc. Leurs saisines étaient intactes.

Sur le disque mobile, rabaissé jusqu'au culot, après le bris des cloisons et l'échappement de l'eau, trois corps gisaient sans mouvement. Barbicane, Nicholl, Michel Ardan respiraient-ils encore? Ce projectile n'était-il plus qu'un cercueil de métal, emportant trois cadavres dans l'espace?...

Quelques minutes après le départ du boulet, un de ces corps fit un mouvement; ses bras s'agitèrent, sa tête se redressa, et il parvint à se mettre sur les genoux. C'était Michel Ardan. Il se palpa, poussa un a «hem» sonore, puis il dit;

«Michel Ardan, complet. Voyons les autres!»

Le courageux Français voulut se lever; mais il ne put se tenir debout. Sa tête vacillait, son sang violemment injecté, l'aveuglait, il était comme un homme ivre.

«Brr! fit-il. Cela me produit le même effet que deux bouteilles de Corton. Seulement, c'est peut-être moins agréable à avaler!»

Puis, passant plusieurs fois sa main sur son front et se frottant les tempes, il cria d'une voix ferme:

«Nicholl! Barbicane!»

Il attendit anxieusement. Nulle réponse. Pas même un soupir qui indiquât que le coeur de ses compagnons battait encore. Il réitéra son appel. Même silence.

«Diable! dit-il. Ils ont l'air d'être tombés d'un cinquième étage sur la tête! Bah! ajouta-t-il avec cette imperturbable confiance que rien ne pouvait enrayer, si un Français a pu se mettre sur les genoux, deux Américains ne seront pas gênés de se remettre sur les pieds. Mais, avant tout éclairons la situation».

Ardan sentait la vie lui revenir à flots. Son sang se calmait et reprenait sa circulation accoutumée. De nouveaux efforts le remirent en équilibre. Il parvint à se lever, tira de sa poche une allumette et l'enflamma sous le frottement du phosphore. Puis, l'approchant du bec, il l'alluma. Le récipient n'avait aucunement souffert. Le gaz ne s'était pas échappé. D'ailleurs, son odeur l'eût trahi, et en ce cas, Michel Ardan n'aurait pas impunément promené une allumette enflammée dans ce milieu rempli d'hydrogène. Le gaz, combiné avec l'air, eût produit un mélange détonant et l'explosion aurait achevé ce que la secousse avait commencé peut-être.

Dès que le bec fut allumé, Ardan se pencha sur les corps de ses compagnons. Ces corps étaient renversés l'un sur l'autre, comme des masses inertes. Nicholl dessus, Barbicane dessous.

Ardan redressa le capitaine, l'accota contre un divan, et le frictionna vigoureusement. Ce massage, intelligemment pratiqué, ranima Nicholl, qui ouvrit les yeux, recouvra instantanément son sang-froid, saisit la main d'Ardan. Puis, regardant autour de lui:

«Et Barbicane? demanda-t-il.

--Chacun son tour, répondit tranquillement Michel Ardan. J'ai commencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. Passons maintenant à Barbicane.»

Cela dit, Ardan et Nicholl soulevèrent le président du Gun-Club et le déposèrent sur le divan. Barbicane semblait avoir plus souffert que ses compagnons. Son sang avait coulé, mais Nicholl se rassura en constatant que cette hémorragie ne provenait que d'une légère blessure à l'épaule. Une simple écorchure qu'il comprima soigneusement.

Néanmoins, Barbicane fut quelque temps à revenir à lui, ce dont s'effrayèrent ses deux amis qui ne lui épargnaient pas les frictions.

«Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreille de la poitrine du blessé.