Jules Verne

Ces roches étaient tapissés de grandes herbes, de laminaires géants, de fucus gigantesques, un véritable espalier d'hydrophytes digne d'un monde de Titans.

De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned et moi, nous fûmes naturellement amenés à citer les animaux gigantesques de la mer. Les unes sont évidemment destinées à la nourriture des autres. Cependant, par les vitres du _Nautilus_ presque immobile, je n'apercevais encore sur ces longs filaments que les principaux articulés de la division des brachioures, des l'ambres à longues pattes, des crabes violacés, des clios particuliers aux mers des Antilles.

Il était environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur un formidable fourmillement qui se produisait à travers les grandes algues.

« Eh bien, dis-je, ce sont là de véritables cavernes à poulpes, et je ne serais pas étonné d'y voir quelques-uns de ces monstres.

-- Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe des céphalopodes ?

-- Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l'ami Land s'est trompé, sans doute, car je n'aperçois rien.

-- Je le regrette répliqua Conseil. Je voudrais contempler face à face l'un de ces poulpes dont j'ai tant entendu parler et qui peuvent entraîner des navires dans le fond des abîmes. Ces bêtes-là, ça se nomme des krak...

-- Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.

-- Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la plaisanterie de son compagnon.

-- Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent.

-- Pourquoi pas ? répondit Conseil. Nous avons bien cru au narval de monsieur.

-- Nous avons eu tort, Conseil.

-- Sans doute ! mais d'autres y croient sans doute encore.

-- C'est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien décidé à n'admettre l'existence de ces monstres que lorsque je les aurai disséqués de ma propre main.

-- Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas aux poulpes gigantesques ?

-- Eh ! qui diable y a jamais cru ? s'écria le Canadien.

-- Beaucoup de gens, ami Ned.

-- Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être !

-- Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !

-- Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l'air le plus sérieux du monde, je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraînée sous les flots par les bras d'un céphalopode.

-- Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.

-- Oui, Ned.

-- De vos propres yeux ?

-- De mes propres yeux.

-- Où, s'il vous plaît ?

-- A Saint-Malo ? repartit imperturbablement Conseil.

-- Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.

-- Non, dans une église, répondit Conseil.

-- Dans une église ! s'écria le Canadien.

-- Oui, ami Ned. C'était un tableau qui représentait le poulpe en question !

-- Bon ! fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser !

-- Au fait, il a raison, dis-je. J'ai entendu parler de ce tableau ; mais le sujet qu'il représente est tiré d'une légende, et vous savez ce qu'il faut penser des légendes en matière d'histoire naturelle ! D'ailleurs, quand il s'agit de monstres, l'imagination ne demande qu'à s'égarer.

Non seulement on a prétendu que ces poulpes pouvaient entraîner des navires, mais un certain Olaus Magnus parle d'un céphalopode, long d'un mille, qui ressemblait plutôt à une île qu'à un animal. On raconte aussi que l'évêque de Nidros dressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher se mit en marche et retourna à la mer. Le rocher était un poulpe.

-- Et c'est tout ? demanda le Canadien.

-- Non, répondis-je. Un autre évêque, Pontoppidan de Berghem, parle également d'un poulpe sur lequel pouvait manoeuvrer un régiment de cavalerie !

-- Ils allaient bien, les évêques d'autrefois ! dit Ned Land.

-- Enfin, les naturalistes de l'antiquité citent des monstres dont la gueule ressemblait à un golfe, et qui étaient trop gros pour passer par le détroit de Gibraltar.

-- A la bonne heure ! fit le Canadien.

-- Mais dans tous ces récits, qu'y a-t-il de vrai ? demanda Conseil.