Jules Verne

Je sentis, en effet, qu'il prenait une position oblique, abaissant son arrière et relevant son éperon. Une introduction d'eau avait suffi pour rompre son équilibre. Puis, poussé par sa puissante hélice, il attaqua l'ice-field par en dessous comme un formidable bélier. Il le crevait peu à peu, se retirait, donnait à toute vitesse contre le champ qui se déchirait, et enfin, emporté par un élan suprême, il s'élança sur la surface glacée qu'il écrasa de son poids.

Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arraché, et l'air pur s'introduisit à flots dans toutes les parties du _Nautilus_.

XVII

DU CAP HORN À L'AMAZONE

Comment étais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-être le Canadien m'y avait-il transporté. Mais je respirais, je humais l'air vivifiant de la mer. Mes deux compagnons s'enivraient près de moi de ces fraîches molécules. Les malheureux. trop longtemps privés de nourriture, ne peuvent se jeter inconsidérément sur les premiers aliments qu'on leur présente. Nous. au contraire, nous n'avions pas à nous modérer, nous pouvions aspirer à pleins poumons les atomes de cette atmosphère, et c'était la brise, la brise elle-même qui nous versait cette voluptueuse ivresse !

« Ah ! faisait Conseil, que c'est bon, l'oxygène ! Que monsieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout le monde. »

Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mâchoires à effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien « tirait » comme un poêle en pleine combustion.

Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous étions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de l'équipage. Pas même le capitaine Nemo. Les étranges marins du _Nautilus_ se contentaient de l'air qui circulait à l'intérieur. Aucun n'était venu se délecter en pleine atmosphère.

Les premières paroles que je prononçai furent des paroles de remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient prolongé mon existence pendant les dernières heures de cette longue agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop un tel dévouement.

« Bon ! monsieur le professeur, me répondit Ned Land, cela ne vaut pas la peine d'en parler ! Quel mérite avons-nous eu à cela ? Aucun. Ce n'était qu'une question d'arithmétique. Votre existence valait plus que la nôtre. Donc il fallait la conserver.

-- Non, Ned, repondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n'est supérieur à un homme généreux et bon, et vous l'êtes !

-- C'est bien ! c'est bien ! répétait le Canadien embarrassé

-- Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.

-- Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il me manquait bien quelques gorgées d'air, mais je crois que je m'y serais fait. D'ailleurs, je regardais monsieur qui se pâmait et cela ne me donnait pas la moindre envie de respirer. Cela me coupait, comme on dit, le respir... »

Conseil, confus de s'être jeté dans la banalité, n'acheva pas.

« Mes amis, répondis-je vivement ému, nous sommes liés les uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits...

-- Dont j'abuserai, riposta le Canadien.

-- Hein ? fit Conseil.

-- Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avec moi, quand je quitterai cet infernal _Nautilus_.

-- Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon côté ?

-- Oui, répondis-je, puisque nous allons du côté du soleil, et ici le soleil, c'est le nord.

-- Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir si nous rallions le Pacifique ou l'Atlantique, c'est-à-dire les mers fréquentées ou désertes. »

A cela je ne pouvais répondre, et je craignais que le capitaine Nemo ne nous ramenât plutôt vers ce vaste Océan qui baigne à la fois les côtes de l'Asie et de l'Amérique. Il compléterait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers où le _Nautilus_ trouvait la plus entière indépendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terre habitée, que devenaient les projets de Ned Land ?

Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important.