Jules Verne

Je consultai le manomètre. A ma grande surprise, il indiquait une profondeur de trois cent soixante mètres.

« Qu'est-ce que cela veut dire ? m'écriai-je.

-- Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil.

-- Mais où le trouver ? demanda Ned Land.

-- Suivez-moi », dis-je à mes deux compagnons.

Nous quittâmes le salon. Dans la bibliothèque, personne. A l'escalier central, au poste de l'équipage, personne. Je supposai que le capitaine Nemo devait être posté dans la cage du timonier. Le mieux était d'attendre. Nous revînmes tous trois au salon.

Je passerai sous silence les récriminations du Canadien. Il avait beau jeu pour s'emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout à son aise, sans lui répondre.

Nous étions ainsi depuis vingt minutes, cherchant à surprendre les moindres bruits qui se produisaient à l'intérieur du _Nautilus_, quand le capitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir. Sa physionomie, habituellement si impassible, révélait une certaine inquiétude. Il observa silencieusement la boussole, le manomètre, et vint poser son doigt sur un point du planisphère, dans cette partie qui représentait les mers australes.

Je ne voulus pas l'interrompre. Seulement, quelques instants plus tard, lorsqu'il se tourna vers moi, je lui dis en retournant contre lui une expression dont il s'était servi au détroit de Torrès :

« Un incident, capitaine ?

-- Non, monsieur, répondit-il, un accident cette fois.

-- Grave ?

-- Peut-être.

-- Le danger est-il immédiat ?

-- Non.

-- Le _Nautilus_ s'est échoué ?

-- Oui.

-- Et cet échouement est venu ?...

-- D'un caprice de la nature, non de l'impéritie des hommes. Pas une faute n'a été commise dans nos manoeuvres. Toutefois, on ne saurait empêcher l'équilibre de produire ses effets. On peut braver les lois humaines, mais non résister aux lois naturelles. »

Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour se livrer à cette réflexion philosophique. En somme, sa réponse ne m'apprenait rien.

« Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est la cause de cet accident ?

-- Un énorme bloc de glace, une montagne entière s'est retournée, me répondit-il. Lorsque les icebergs sont minés à leur base par des eaux plus chaudes ou par des chocs réitérés, leur centre de gravité remonte. Alors ils se retournent en grand, ils culbutent. C'est ce qui est arrivé. L'un de ces blocs, en se renversant, a heurté le _Nautilus_ qui flottait sous les eaux. Puis, glissant sous sa coque et le relevant avec une irrésistible force, il l'a ramené dans des couches moins denses, où il se trouve couché sur le flanc.

Mais ne peut-on dégager le _Nautilus_ en vidant ses réservoirs, de manière à le remettre en équilibre ?

-- C'est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvez entendre les pompes fonctionner. Voyez l'aiguille du manomètre. Elle indique que le _Nautilus_ remonte, mais le bloc de glace remonte avec lui, et jusqu'à ce qu'un obstacle arrête son mouvement ascensionnel, notre position ne sera pas changée. »

En effet, le _Nautilus_ donnait toujours la même bande sur tribord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le bloc s'arrêterait lui-même. Mais à ce moment, qui sait si nous n'aurions pas heurté la partie supérieure de la banquise, si nous ne serions pas effroyablement pressés entre les deux surfaces glacées ?

Je réfléchissais à toutes les conséquences de cette situation. Le capitaine Nemo ne cessait d'observer le manomètre. Le _Nautilus_, depuis la chute de l'iceberg, avait remonté de cent cinquante pieds environ, mais il faisait toujours le même angle avec la perpendiculaire.

Soudain un léger mouvement se fit sentir dans la coque. Évidemment, le _Nautilus_ se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salon reprenaient sensiblement leur position normale. Les parois se rapprochaient de la verticalité. Personne de nous ne parlait. Le coeur ému, nous observions, nous sentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal sous nos pieds. Dix minutes s'écoulèrent.