Jules Verne

Mon sommeil fut pénible pendant cette nuit. Espoir et crainte m'assiégeaient tour à tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tâtonnements du _Nautilus_ continuaient. Vers trois heures du matin, j'observai que la surface inférieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante mètres de profondeur. Cent cinquante pieds nous séparaient alors de la surface des eaux. La banquise redevenait peu à peu ice-field. La montagne se refaisait la plaine.

Mes yeux ne quittaient plus le manomètre. Nous remontions toujours en suivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui étincelait sous les rayons électriques. La banquise s'abaissait en dessus et en dessous par des rampes allongées. Elle s'amincissait de mille en mille.

Enfin, à six heures du matin, ce jour mémorable du 19 mars, la porte du salon s'ouvrit. Le capitaine Nemo parut.

« La mer libre ! » me dit-il.

XIV

LE PÔLE SUD

Je me précipitai vers la plate-forme. Oui ! La mer libre. A peine quelques glaçons épars, des icebergs mobiles ; au loin une mer étendue ; un monde d'oiseaux dans les airs, et des myriades de poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleu intense au vert olive. Le thermomètre marquait trois degrés centigrades au-dessus de zéro. C'était comme un printemps relatif enfermé derrière cette banquise, dont les masses éloignées se profilaient sur l'horizon du nord.

« Sommes-nous au pôle ? demandai-je au capitaine, le coeur palpitant.

-- Je l'ignore, me répondit-il. A midi nous ferons le point.

-- Mais le soleil se montrera-t-il à travers ces brumes ? dis-je en regardant le ciel grisâtre.

-- Si peu qu'il paraisse, il me suffira, répondit le capitaine. »

A dix milles du _Nautilus_, vers le sud, un îlot solitaire s'élevait à une hauteur de deux cents mètres. Nous marchions vers lui, prudemment, car cette mer pouvait être semée d'écueils.

Une heure après, nous avions atteint l'îlot. Deux heures plus tard, nous achevions d'en faire le tour. Il mesurait quatre à cinq milles de circonférence. Un étroit canal le séparait d'une terre considérable, un continent peut-être, dont nous ne pouvions apercevoir les limites.

L'existence de cette terre semblait donner raison aux hypothèses de Maury. L'ingénieur américain a remarqué, en effet, qu'entre le pôle sud et le soixantième parallèle, la mer est couverte de glaces flottantes, de dimensions énormes, qui ne se rencontrent jamais dans l'Atlantique nord. De ce fait, il a tiré cette conclusion que le cercle antarctique renferme des terres considérables, puisque les icebergs ne peuvent se former en pleine mer, mais seulement sur des côtes. Suivant ses calculs, la masse des glaces qui enveloppent le pôle austral forme une vaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre mille kilomètres.

Cependant, le _Nautilus_, par crainte d'échouer, s'était arrêté à trois encablures d'une grève que dominait un superbe amoncellement de roches. Le canot fut lancé à la mer. Le capitaine, deux de ses hommes portant les instruments, Conseil et moi, nous nous y embarquâmes. Il était dix heures du matin. Je n'avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulait pas se désavouer en présence du pôle sud.

Quelques coups d'aviron amenèrent le canot sur le sable, où il s'échoua. Au moment où Conseil allait sauter à terre, je le retins.

« Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, à vous l'honneur de mettre pied le premier sur cette terre.

-- Oui, monsieur, répondit le capitaine, et si je n'hésite pas à fouler ce sol du pôle, c'est que, jusqu'ici, aucun être humain n'y a laissé la trace de ses pas. »

Cela dit, il sauta légèrement sur le sable. Une vive émotion lui faisait battre le coeur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petit promontoire, et là, les bras croisés, le regard ardent, immobile, muet, il sembla prendre possession de ces régions australes. Après cinq minutes passées dans cette extase, il se retourna vers nous.

« Quand vous voudrez, monsieur », me cria-t-il.