Jules Verne

Pour un pied que les icebergs ont au-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces montagnes de glaces ne dépassent pas une hauteur de cent mètres, elles ne s'enfoncent que de trois cents. Or, qu'est-ce que trois cents mètres pour le _Nautilus_?

-- Rien, monsieur.

-- Il pourra même aller chercher à une profondeur plus grande cette température uniforme des eaux marines, et là nous braverons impunément les trente ou quarante degrés de froid de la surface.

-- Juste, monsieur, très juste, répondis-je en m'animant.

-- La seule difficulté, reprit le capitaine Nemo, sera de rester plusieurs jours immergés sans renouveler notre provision d'air.

-- N'est-ce que cela ? répliquai-je. Le _Nautilus_ a de vastes réservoirs, nous les remplirons, et ils nous fourniront tout l'oxygène dont nous aurons besoin.

-- Bien imaginé, monsieur Aronnax, répondit en souriant le capitaine. Mais ne voulant pas que vous puissiez m'accuser de témérité, je vous soumets d'avance toutes mes objections.

-- En avez-vous encore à faire ?

-- Une seule. Il est possible, si la mer existe au pôle sud, que cette mer soit entièrement prise, et, par conséquent, que nous ne puissions revenir à sa surface !

-- Bon, monsieur, oubliez-vous que le _Nautilus_ est armé d'un redoutable éperon, et ne pourrons-nous le lancer diagonalement contre ces champs de glace qui s'ouvriront au choc ?

-- Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idées aujourd'hui !

-- D'ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m'enthousiasmant de plus belle, pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pôle sud comme au pôle nord ? Les pôles du froid et les pôles de la terre ne se confondent ni dans l'hémisphère austral ni dans l'hémisphère boréal, et jusqu'à preuve contraire, on doit supposer ou un continent ou un océan dégagé de glaces à ces deux points du globe.

-- Je le crois aussi, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo. Je vous ferai seulement observer qu'après avoir émis tant d'objections contre mon projet, maintenant vous m'écrasez d'arguments en sa faveur. »

Le capitaine Nemo disait vrai. J'en étais arrivé à le vaincre en audace ! C'était moi qui l'entraînais au pôle ! Je le devançais, je le distançais... Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et le contre de la question, et il s'amusait à te voir emporté dans les rêveries de l'impossible !

Cependant, il n'avait pas perdu un instant. A un signal le second parut. Ces deux hommes s'entretinrent rapidement dans leur incompréhensible langage, et soit que le second eût été antérieurement prévenu, soit qu'il trouvât le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise.

Mais si impassible qu'il fût il ne montra pas une plus complète impassibilité que Conseil, lorsque j'annonçai à ce digne garçon notre intention de pousser jusqu'au pôle sud. Un « comme il plaira à monsieur » accueillit ma communication, et je dus m'en contenter. Quant à Ned Land, si jamais épaules se levèrent haut, ce furent celles du Canadien.

« Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Nemo, vous me faites pitié !

-- Mais nous irons au pôle, maître Ned.

-- Possible, mais vous n'en reviendrez pas ! »

Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne pas faire un malheur », dit-il en me quittant.

Cependant, les préparatifs de cette audacieuse tentative venaient de commencer. Les puissantes pompes du _Nautilus_ refoulaient l'air dans les réservoirs et l'emmagasinaient à une haute pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemo m'annonça que les panneaux de la plate-forme allaient être fermés. Je jetai un dernier regard sur l'épaisse banquise que nous allions franchir. Le temps était clair, l'atmosphère assez pure, le froid très vif, douze degrés au-dessous de zéro; mais le vent s'étant calmé, cette température ne semblait pas trop insupportable.

Une dizaine d'hommes montèrent sur les flancs du _Nautilus_ et, armés de pics, ils cassèrent la glace autour de la carène qui fut bientôt dégagée. Opération rapidement pratiquée, car la jeune glace était mince encore.