Jules Verne

A ce dernier plan, le règne végétal commençait à lutter avec le règne minéral. Quelques arbustes et même certains arbres sortaient des anfractuosités de la paroi. Je reconnus des euphorhes qui laissaient couler leur suc caustique. Des héliotropes, très inhabiles à justifier leur nom, puisque les rayons solaires n'arrivaient jamais jusqu'à eux, penchaient tristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums à demi passés. Çà et là, quelques chrysanthèmes poussaient timidement au pied d'aloès à longues feuilles tristes et maladifs. Mais, entre les coulées de laves, j'aperçus de petites violettes, encore parfumées d'une légère odeur, et j'avoue que je les respirai avec délices. Le parfum, c'est l'âme de la fleur, et les fleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, n'ont pas d'âme !

Nous étions arrivés au pied d'un bouquet de dragonniers robustes, qui écartaient les roches sous l'effort de leurs musculeuses racines, quand Ned Land s'écria :

« Ah ! monsieur, une ruche !

-- Une ruche ! répliquai-je, en faisant un geste de parfaite incrédulité.

-- Oui ! une ruche, répéta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnent autour. »

Je m'approchai et je dus me rendre à l'évidence. Il y avait là, à l'orifice d'un trou creusé dans le trou d'un dragonnier, quelques milliers de ces ingénieux insectes, si communs dans toutes les Canaries, et dont les produits y sont particulièrement estimés.

Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision de miel, et j'aurais eu mauvaise grâce à m'y opposer. Une certaine quantité de feuilles sèches mélangées de soufre s'allumèrent sous l'étincelle de son briquet, et il commença à enfumer les abeilles. Les bourdonnements cessèrent peu à peu, et la ruche éventrée livra plusieurs livres d'un miel parfumé. Ned Land en remplit son havresac.

« Quand j'aurai mélangé ce miel avec la pâte de l'artocarpus, nous dit-il, je serai en mesure de vous offrir un gâteau succulent.

-- Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d'épice.

-- Va pour le pain d'épice, dis-je, mais reprenons cette intéressante promenade. »

A certains détours du sentier que nous suivions alots, le lac apparaissait dans toute son étendue. Le fanal éclairait en entier sa surface paisible qui ne connaissait ni les rides ni les ondulations. Le _Nautilus_ gardait une immobilité parfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge s'agitaient les hommes de son équipage, ombres noires nettement découpées au milieu de cette lumineuse atmosphère.

En ce moment, nous contournions la crête la plus élevée de ces premiers plans de roches qui soutenaient la voûte. Je vis alors que les abeilles n'étaient pas les seuls représentants du règne animal à l'intérieur de ce volcan. Des oiseaux de proie planaient et tournoyaient çà et là dans l'ombre, ou s'enfuyaient de leurs nids perchés sur des pointes de roc. C'étaient des éperviers au ventre blanc, et des crécelles criardes. Sur les pentes détalaient aussi, de toute la rapidité de leurs échasses, de belles et grasses outardes. Je laisse à penser si la convoitise du Canadien fut allumée à la vue de ce gibier savoureux, et s'il regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya de remplacer le plomb par les pierres, et après plusieurs essais infructueux, il parvint à blesser une de ces magnifiques outardes. Dire qu'il risqua vingt fois sa vie pour s'en emparer, ce n'est que vérité pure, mais il fit si bien que l'animal alla rejoindre dans son sac les gâteaux de miel.

Nous dûmes alors redescendre vers le rivage, car la crête devenait impraticable. Au-dessus de nous, le cratère béant apparaissait comme une large ouverture de puits. De cette place, le ciel se laissait distinguer assez nettement, et je voyais courir des nuages échevelés par le vent d'ouest, qui laissaient traîner jusqu'au sommet de la montagne leurs brumeux haillons. Preuve certaine que ces nuages se tenaient à une hauteur médiocre, car le volcan ne s'élevait pas à plus de huit cents pieds au-dessus du niveau de l'Océan.

Une demi-heure après le dernier exploit du Canadien nous avions regagné le rivage intérieur.