Jules Verne

Au-dehors, la mer apparaissait vivement éclairée par le fanal qui rayonnait en arrière de la cabine, à l'autre extrémité de la plate-forme.

« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. »

Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des machines, et de là, le capitaine pouvait communiquer simultanément à son _Nautilus_ la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de métal, et aussitôt la vitesse de l'hélice fut très diminuée.

Je regardais en silence la haute muraille très accore que nous longions en ce moment, inébranlable base du massif sableux de la côte. Nous la suivîmes ainsi pendant une heure, à quelques mètres de distance seulement. Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans la cabine à ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timonier modifiait à chaque instant la direction du _Nautilus_.

Je m'étais placé au hublot de bâbord, et j'apercevais de magnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacés agitant leurs pattes énormes, qui s'allongeaient hors des anfractuosités du roc.

A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-même la barre. Une large galerie, noire et profonde, s'ouvrait devant nous. Le _Nautilus_ s'y engouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumé se fit entendre sur ses flancs. C'étaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel précipitait vers la Méditerranée. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une flèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister, battait les flots à contre-hélice.

Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus que des raies éclatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracés par la vitesse sous l'éclat de l'électricité. Mon coeur palpitait, et je le comprimais de la main.

A dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonna la roue du gouvernail, et se retournant vers moi :

« La Méditerranée », me dit-il.

En moins de vingt minutes, le _Nautilus_, entraîné par ce torrent, venait de franchir l'isthme de Suez.

VI

L'ARCHIPEL GREC

Le lendemain, 12 février, au lever du jour, le _Nautilus_ remonta à la surface des flots. Je me précipitai sur la plate-forme. A trois milles dans le sud se dessinait la vague silhouette de Péluse. Un torrent nous avait portés d'une mer à l'autre. Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être impraticable à remonter.

Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inséparables compagnons avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper autrement des prouesses du _Nautilus_.

« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d'un ton légèrement goguenard, et cette Méditerranée ?

-- Nous flottons à sa surface, ami Ned.

-- Hein ! fit Conseil, cette nuit même ?...

-- Oui, cette nuit même, en quelques minutes, nous avons franchi cet isthme infranchissable.

-- Je n'en crois rien, répondit le Canadien.

-- Et vous avez tort, maître Land, repris-je. Cette côte basse qui s'arrondit vers le sud est la côte égyptienne.

-- A d'autres, monsieur, répliqua l'entêté Canadien.

-- Mais puisque monsieur l'affirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur.

-- D'ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m'a fait les honneurs de son tunnel, et j'étais près de lui, dans la cage du timonier, pendant qu'il dirigeait lui-même le _Nautilus_ à travers cet étroit passage.

-- Vous entendez, Ned ? dit Conseil.

-- Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez, Ned, apercevoir les jetées de Port-Saïd qui s'allongent dans la mer. »

Le Canadien regarda attentivement.

« En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votre capitaine est un maître homme. Nous sommes dans la Méditerranée. Bon. Causons donc, s'il vous plaît, de nos petites affaires, mais de façon à ce que personne ne puisse nous entendre. »

Je vis bien où le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai qu'il valait mieux causer, puisqu'il le désirait, et tous les trois nous allâmes nous asseoir près du fanal, où nous étions moins exposés à recevoir l'humide embrun des lames.