Jules Verne

Nous n'avions pas gagné deux encablures, que cent sauvages, hurlant et gesticulant, entrèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture. Je regardais si leur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes du _Nautilus_. Mais non. L'énorme engin, couché au large, demeurait absolument désert.

Vingt minutes plus tard, nous montions à bord. Les panneaux étaient ouverts. Après avoir amarré le canot, nous rentrâmes à l'intérieur du _Nautilus_.

Je descendis au salon, d'où s'échappaient quelques accords. Le capitaine Nemo était là, courbé sur son orgue et plongé dans une extase musicale.

« Capitaine ! » lui dis-je.

Il ne m'entendit pas.

« Capitaine ! » repris-je en le touchant de la main.

Il frissonna, et se retournant :

« Ah ! c'est vous, monsieur le professeur ? me dit-il. Eh bien ! avez-vous fait bonne chasse, avez-vous herborisé avec succès ?

-- Oui, capitaine, répondis-je, mais nous avons malheureusement ramené une troupe de bipèdes dont le voisinage me paraît inquiétant.

-- Quels bipèdes ?

-- Des sauvages.

-- Des sauvages ! répondit le capitaine Nemo d'un ton ironique. Et vous vous étonnez, monsieur le professeur, qu'ayant mis le pied sur une des terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, où n'y en a-t-il pas ? Et d'ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelez des sauvages ?

-- Mais, capitaine...

-- Pour mon compte, monsieur, j'en ai rencontré partout.

-- Eh bien, répondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir à bord du _Nautilus_, vous ferez bien de prendre quelques précautions.

-- Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n'y a pas là de quoi se préoccuper.

-- Mais ces naturels sont nombreux.

-- Combien en avez-vous compté ?

-- Une centaine, au moins.

-- Monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo, dont les doigts s'étaient replacés sur les touches de l'orgue, quand tous les indigènes de la Papouasie seraient réunis sur cette plage, le _Nautilus_ n'aurait rien à craindre de leurs attaques ! »

Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l'instrument, et je remarquai qu'il n'en frappait que les touches noires, ce qui donnait à ses mélodies une couleur essentiellement écossaise. Bientôt, il eut oublié ma présence, et fut plongé dans une rêverie que je ne cherchai plus à dissiper.

Je remontai sur la plate-forme. La nuit était déjà venue, car, sous cette basse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crépuscule. Je n'aperçus plus que confusément l'Ile Gueboroar. Mais des feux nombreux, allumés sur la plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas à la quitter.

Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantôt songeant ces indigènes mais sans les redouter autrement, car l'imperturbable confiance du capitaine me gagnait - tantôt les oubliant, pour admirer les splendeurs de cette nuit des tropiques. Mon souvenir s'envolait vers la France, à la suite de ces étoiles zodiacales qui devaient l'éclairer dans quelques heures. La lune resplendissait au milieu des constellations du zénith. Je pensai alors que ce fidèle et complaisant satellite reviendrait après-demain, à cette même place, pour soulever ces ondes et arracher le _Nautilus_ à son lit de coraux. Vers minuit, voyant que tout était tranquille sur les flots assombris aussi bien que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et je m'endormis paisiblement.

La nuit s'écoula sans mésaventure. Les Papouas s'effrayaient, sans doute, à la seule vue du monstre échoué dans la baie, car, les panneaux, restés ouverts, leur eussent offert un accès facile à l'intérieur du _Nautilus_.

A six heures du matin - 8 janvier je remontai sur la plate-forme. Les ombres du matin se levaient. L'île montra bientôt, à travers les brumes dissipées, ses plages d'abord, ses sommets ensuite.

Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la veille - cinq ou six cents peut-être. Quelques-uns, profitant de la marée basse, s'étaient avancés sur les têtes de coraux, à moins de deux encablures du _Nautilus_.