J'estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de poissons. C'était une belle pêche, mais non surprenante. En effet, ces filets restent à la traîne pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil tout un monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres d'une excellente qualité, que la rapidité du _Nautilus_ et l'attraction de sa lumière électrique pouvaient renouveler sans cesse.
Ces divers produits de la mer furent immédiatement affalés par le panneau vers les cambuses, destinés, les uns à être mangés frais, les autres à être conservés.
La pêche finie, la provision d'air renouvelée, je pensais que le _Nautilus_ allait reprendre son excursion sous-marine, et je me préparais à regagner ma chambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sans autre préambule :
« Voyez cet océan, monsieur le professeur, n'est-il pas doué d'une vie réelle ? N'a-t-il pas ses colères et ses tendresses ? Hier, il s'est endormi comme nous, et le voilà qui se réveille après une nuit paisible ! »
Ni bonjour, ni bonsoir ! N'eût-on pas dit que cet étrange personnage continuait avec moi une conversation déjà commencée ?
« Regardez, reprit-il, il s'éveille sous les caresses du soleil ! Il va revivre de son existence diurne ! C'est une intéressante étude que de suivre le jeu de son organisme. Il possède un pouls, des artères, il a ses spasmes, et je donne raison à ce savant Maury, qui a découvert en lui une circulation aussi réelle que la circulation sanguine chez les animaux. »
Il est certain que le capitaine Nemo n'attendait de moi aucune réponse, et il me parut inutile de lui prodiguer les « Evidemment », les « A coup sûr », et les « Vous avez raison ». Il se parlait plutôt à lui-même, prenant de longs temps entre chaque phrase. C'était une méditation à voix haute.
« Oui, dit-il, l'Océan possède une circulation véritable, et, pour la provoquer, il a suffi au Créateur de toutes choses de multiplier en lui le calorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, crée des densités différentes, qui amènent les courants et les contre-courants. L'évaporation, nulle aux régions hyperboréennes, très active dans les zones équatoriales, constitue un échange permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. En outre, j'ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment la vraie respiration de l'Océan. J'ai vu la molécule d'eau de mer, échauffée à la surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de densité à deux degrés au-dessous de zéro, puis se refroidissant encore, devenir plus légère et remonter. Vous verrez, aux pôles, les conséquences de ce phénomène, et vous comprendrez pourquoi, par cette loi de la prévoyante nature, la congélation ne peut jamais se produire qu'à la surface des eaux ! »
Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais : « Le pôle ! Est-ce que cet audacieux personnage prétend nous conduire jusque-là ! »
Cependant, le capitaine s'était tu, et regardait cet élément si complètement, si incessamment étudié par lui. Puis reprenant :
« Les sels, dit-il, sont en quantité considérable dans la mer, monsieur le professeur, et si vous enleviez tous ceux qu'elle contient en dissolution, vous en feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui, étalée sur le globe, formerait une couche de plus de dix mètres de hauteur. Et ne croyez pas que la présence de ces sels ne soit due qu'à un caprice de la nature. Non. Ils rendent les eaux marines moins évaporables, et empêchent les vents de leur enlever une trop grande quantité de vapeurs, qui, en se résolvant, submergeraient les zones tempérées. Rôle immense, rôle de pondérateur dans l'économie générale du globe ! »
Le capitaine Nemo s'arrêta, se leva même, fit quelques pas sur la plate-forme, et revint vers moi :
« Quant aux infusoires, reprit-il, quant à ces milliards d'animalcules, qui existent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille pour peser un milligramme, leur rôle n'est pas moins important.