« Nous sommes arrivés », dit le capitaine.
Je me rendis à l'escalier central qui aboutissait à la plate-forme. Je gravis les marches de métal, et, par les panneaux ouverts, j'arrivai sur la partie supérieure du _Nautilus_.
La plate-forme émergeait de quatre-vingts centimètres seulement. L'avant et l'arrière du _Nautilus_ présentaient cette disposition fusiforme qui le faisait justement comparer à un long cigare. Je remarquai que ses plaques de tôles, imbriquées légèrement, ressemblaient aux écailles qui revêtent le corps des grands reptiles terrestres. Je m'expliquai donc très naturellement que, malgré les meilleures lunettes, ce bateau eût toujours été pris pour un animal marin.
Vers le milieu de la plate-forme, le canot, à demi-engagé dans la coque du navire, formait une légère extumescence. En avant et en arrière s'élevaient deux cages de hauteur médiocre, à parois inclinées, et en partie fermées par d'épais verres lenticulaires : l'une destinée au timonier qui dirigeait le _Nautilus_, l'autre où brillait le puissant fanal électrique qui éclairait sa route.
La mer était magnifique, le ciel pur. A peine si le long véhicule ressentait les larges ondulations de l'Océan. Une légère brise de l'est ridait la surface des eaux. L'horizon, dégagé de brumes, se prêtait aux meilleures observations.
Nous n'avions rien en vue. Pas un écueil, pas un îlot. Plus d'_Abraham-Lincoln_. L'immensité déserte.
Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, qui devait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que l'astre vint affleurer le bord de l'horizon. Tandis qu'il observait, pas un de ses muscles ne tressaillait, et l'instrument n'eût pas été plus immobile dans une main de marbre.
« Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez ?... »
Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunâtre des atterrages japonais, et je redescendis au grand salon.
Là, le capitaine fit son point et calcula chronométriquement sa longitude, qu'il contrôla par de précédentes observations d'angle horaires. Puis il me dit :
« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept degrés et quinze minutes de longitude à l'ouest...
-- De quel méridien ? demandai-je vivement, espérant que la réponse du capitaine m'indiquerait peut-être sa nationalité.
-- Monsieur, me répondit-il, j'ai divers chronomètres réglés sur les méridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votre honneur je me servirai de celui de Paris. »
Cette réponse ne m'apprenait rien. Je m'inclinai, et le commandant reprit :
« Trente-sept degrés et quinze minutes de longitude à l'ouest du méridien de Paris, et par trente degrés et sept minutes de latitude nord, c'est-à-dire à trois cents milles environ des côtes du Japon. C'est aujourd'hui 8 novembre, à midi, que commence notre voyage d'exploration sous les eaux.
-- Dieu nous garde ! répondis-je.
-- Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous laisse à vos études. J'ai donné la route à l'est-nord-est par cinquante mètres de profondeur. Voici des cartes à grands points, où vous pourrez la suivre. Le salon est à votre disposition, et je vous demande la permission de me retirer. »
Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbé dans mes pensées. Toutes se portaient sur ce commandant du _Nautilus_. Saurais-je jamais à quelle nation appartenait cet homme étrange qui se vantait de n'appartenir à aucune ? Cette haine qu'il avait vouée à l'humanité, cette haine qui cherchait peut-être des vengeances terribles, qui l'avait provoquée ? Etait-il un de ces savants méconnus, un de ces génies « auxquels on a fait du chagrin », suivant l'expression de Conseil, un Galilée moderne, ou bien un de ces hommes de science comme l'Américain Maury, dont la carrière a été brisée par des révolutions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard venait de jeter à son bord, moi dont il tenait la vie entre les mains, il m'accueillait froidement, mais hospitalièrement. Seulement, il n'avait jamais pris la main que je lui tendais.