Jules Verne

Le boulet atteignit son but, il frappa l'animal, mais non pas normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre à deux milles en mer.

« Ah ça ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-là est donc blindé avec des plaques de six pouces !

-- Malédiction ! » s'écria le commandant Farragut.

La chasse recommença, et le commandant Farragut se penchant vers moi, me dit :

« Je poursuivrai l'animal jusqu'à ce que ma frégate éclate !

-- Oui, répondis-je, et vous aurez raison ! »

On pouvait espérer que l'animal s'épuiserait, et qu'il ne serait pas indifférent à la fatigue comme une machine à vapeur. Mais il n'en fut rien. Les heures s'écoulèrent, sans qu'il donnât aucun signe d'épuisement.

Cependant, il faut dire à la louange de l'_Abraham-Lincoln_ qu'il lutta avec une infatigable ténacité. Je n'estime pas à moins de cinq cents kilomètres la distance qu'il parcourut pendant cette malencontreuse journée du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux océan.

En ce moment, je crus que notre expédition était terminée, et que nous ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.

A dix heures cinquante minutes du soir, la clarté électrique réapparut, à trois milles au vent de la frégate, aussi pure, aussi intense que pendant la nuit dernière.

Le narwal semblait immobile. Peut-être, fatigué de sa journée, dormait-il, se laissant aller à l'ondulation des lames ? Il y avait là une chance dont le commandant Farragut résolut de profiter.

Il donna ses ordres. L'_Abraham-Lincoln_ fut tenu sous petite vapeur, et s'avança prudemment pour ne pas éveiller son adversaire. Il n'est pas rare de rencontrer en plein océan des baleines profondément endormies que l'on attaque alors avec succès, et Ned Land en avait harponné plus d'une pendant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes du beaupré.

La frégate s'approcha sans bruit, stoppa à deux encablures de l'animal, et courut sur son erre. On ne respirait plus à bord. Un silence profond régnait sur le pont. Nous n'étions pas à cent pieds du foyer ardent, dont l'éclat grandissait et éblouissait nos yeux.

En ce moment, penché sur la lisse du gaillard d'avant je voyais au-dessous de moi Ned Land, accroché d'une main à la martingale, de l'autre brandissant son terrible harpon Vingt pieds à peine le séparaient de l'animal immobile.

Tout d'un coup, son bras se détendit violemment, et le harpon fut lancé. J'entendis le choc sonore de l'arme, qui semblait avoir heurté un corps dur.

La clarté électrique s'éteignit soudain, et deux énormes trombes d'eau s'abattirent sur le pont de la frégate, courant comme un torrent de l'avant à l'arrière, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.

Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus précipité à la mer.

VII

UNE BALEINE D'ESPÈCE INCONNUE

Bien que j'eusse été surpris par cette chute inattendue, je n'en conservai pas moins une impression très nette de mes sensations.

Je fus d'abord entraîné à une profondeur de vingt pieds environ. Je suis bon nageur, sans prétendre égaler Byron et Edgar Poe, qui sont des maîtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tête. Deux vigoureux coups de talons me ramenèrent à la surface de la mer.

Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate. L'équipage s'était-il aperçu de ma disparition ? L'_Abraham-Lincoln_ avait-il viré de bord ? Le commandant Farragut mettait-il une embarcation à la mer ? Devais-je espérer d'être sauvé ?

Les ténèbres étaient profondes. J'entrevis une masse noire qui disparaissait vers l'est, et dont les feux de position s'éteignirent dans l'éloignement. C'était la frégate. Je me sentis perdu.

« A moi ! à moi ! » criai-je. en nageant vers l'_Abraham-Lincoln_ d'un bras désespéré.

Mes vêtements m'embarrassaient. L'eau les collait à mon corps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais !...