Jules Verne

Le trou existait si bien qu'il avait fallu le boucher, et je ne pense pas que l'existence du trou puisse se démontrer plus catégoriquement. Or, ce trou ne s'était pas fait tout seul, et puisqu'il n'avait pas été produit par des roches sous-marines ou des engins sous-marins, il était nécessairement dû à l'outil perforant d'un animal.

Or, suivant moi, et toutes les raisons précédemment déduites, cet animal appartenait à l'embranchement des vertébrés, à la classe des mammifères, au groupe des pisciformes, et finalement à l'ordre des cétacés. Quant à la famille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin, quant au genre dont il faisait partie, quant à l'espèce dans laquelle il convenait de le ranger, c'était une question à élucider ultérieurement. Pour la résoudre. il fallait disséquer ce monstre inconnu, pour le disséquer le prendre, pour le prendre le harponner -- ce qui était l'affaire de Ned Land -- pour le harponner le voir ce qui était l'affaire de l'équipage -- et pour le voir le rencontrer -- ce qui était l'affaire du hasard.

V

À L'AVENTURE !

Le voyage de l'_Abraham-Lincoln_, pendant quelque temps, ne fut marqué par aucun incident. Cependant une circonstance se présenta, qui mit en relief la merveilleuse habileté de Ned Land, et montra quelle confiance on devait avoir en lui.

Au large des Malouines, le 30 juin, la frégate communiqua avec des baleiniers américains, et nous apprîmes qu'ils n'avaient eu aucune connaissance du narwal. Mais l'un d'eux, le capitaine du _Monroe_, sachant que Ned Land était embarqué à bord de l'_Abraham-Lincoln_, demanda son aide pour chasser une baleine qui était en vue. Le commandant Farragut, désireux de voir Ned Land à l'oeuvre, l'autorisa à se rendre à bord du _Monroe_. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu'au lieu d'une baleine, il en harponna deux d'un coup double, frappant l'une droit au coeur, et s'emparant de l'autre après une poursuite de quelques minutes !

Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je ne parierai pas pour le monstre.

La frégate prolongea la côte sud-est de l'Amérique avec une rapidité prodigieuse. Le 3 juillet, nous étions à l'ouvert du détroit de Magellan, à la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pas prendre ce sinueux passage, et manoeuvra de manière à doubler le cap Horn.

L'équipage lui donna raison à l'unanimité. Et en effet, était-il probable que l'on pût rencontrer le narwal dans ce détroit resserré ? Bon nombre de matelots affirmaient que le monstre n'y pouvait passer, « qu'il était trop gros pour cela ! »

Le 6 juillet, vers trois heures du soir, I'Abraham Lincoln, à quinze milles dans le sud, doubla cet îlot solitaire, ce roc perdu à l'extrémité du continent américain, auquel des marins hollandais imposèrent le nom de leur villa natale, le cap Horn. La route fut donnée vers le nord-ouest, et le lendemain, l'hélice de la frégate battit enfin les eaux du Pacifique.

« Ouvre l'oeil ! ouvre l'oeil ! » répétaient les matelots de l 'Abraham Lincoln.

Et ils l'ouvraient démesurément. Les yeux et les lunettes, un peu éblouis, il est vrai, par la perspective de deux mille dollars, ne restèrent pas un instant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de l'Océan, et les nyctalopes, dont la faculté de voir dans l'obscurité accroissait les chances de cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime.

Moi, que l'appât de l'argent n'attirait guère, je n'étais pourtant pas le moins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas, quelques heures au sommeil, indifférent au soleil ou à la pluie, je ne quittais plus le pont du navire. Tantôt penché sur les bastingages du gaillard d'avant, tantôt appuyé à la lisse de l'arrière, je dévorais d'un oeil avide le cotonneux sillage qui blanchissait la mer jusqu'à perte de vue ! Et que de fois j'ai partagé l'émotion de l'état-major, de l'équipage, lorsque quelque capricieuse baleine élevait son dos noirâtre au-dessus des flots.