Jules Verne

Nous avions dépassé le tropique du Capricorne, et le détroit de Magellan s'ouvrait à moins de sept cent milles dans le sud. Avant huit jours, l'_Abraham-Lincoln_ sillonnerait les flots du Pacifique.

Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses et d'autres, regardant cette mystérieuse mer dont les profondeurs sont restées jusqu'ici inaccessibles aux regards de l'homme. J'amenai tout naturellement la conversation sur la licorne géante, et j'examinai les diverses chances de succès ou d'insuccès de notre expédition. Puis, voyant que Ned me laissait parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement.

« Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas être convaincu de l'existence du cétacé que nous poursuivons ? Avez-vous donc des raisons particulières de vous montrer si incrédule ? »

Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de répondre, frappa de sa main son large front par un geste qui lui était habituel, ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit enfin :

« Peut-être bien, monsieur Aronnax.

-- Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui êtes familiarisé avec les grands mammifères marins, vous dont l'imagination doit aisément accepter l'hypothèse de cétacés énormes, vous devriez être le dernier à douter en de pareilles circonstances !

-- C'est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, répondit Ned. Que le vulgaire croie à des comètes extraordinaires qui traversent l'espace, ou à l'existence de monstres antédiluviens qui peuplent l'intérieur du globe, passe encore, mais ni l'astronome, ni le géologue n'admettent de telles chimères. De même, le baleinier. J'ai poursuivi beaucoup de cétacés, j'en ai harponné un grand nombre, j'en ai tué plusieurs, mais si puissants et si bien armés qu'ils fussent, ni leurs queues, ni leurs défenses n'auraient pu entamer les plaques de tôle d'un steamer.

-- Cependant, Ned, on cite des bâtiments que la dent du narwal a traversés de part en part.

-- Des navires en bois, c'est possible, répondit le Canadien, et encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu'à preuve contraire, je nie que baleines, cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet.

-- Écoutez-moi, Ned...

-- Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez excepté cela. Un poulpe gigantesque, peut-être ?...

-- Encore moins, Ned. Le poulpe n'est qu'un mollusque, et ce nom même indique le peu de consistance de ses chairs. Eût-il cinq cents pieds de longueur, le poulpe, qui n'appartient point à l'embranchement des vertébrés, est tout à fait inoffensif pour des navires tels que le _Scotia_ ou l'_Abraham-Lincoln_. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Krakens ou autres monstres de cette espèce.

-- Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d'un ton assez narquois, vous persistez à admettre l'existence d'un énorme cétacé... ?

-- Oui, Ned, je vous le répète avec une conviction qui s'appuie sur la logique des faits. Je crois à l'existence d'un mammifère, puissamment organisé, appartenant à l'embranchement des vertébrés, comme les baleines, les cachalots ou les dauphins, et muni d'une défense cornée dont la force de pénétration est extrême.

-- Hum ! fit le harponneur, en secouant la tête de l'air d'un homme qui ne veut pas se laisser convaincre.

-- Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal existe, s'il habite les profondeurs de l'Océan, s'il fréquente les couches liquides situées à quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possède nécessairement un organisme dont la solidité défie toute comparaison.

-- Et pourquoi cet organisme si puissant ? demanda Ned.

-- Parce qu'il faut une force incalculable pour se maintenir dans les couches profondes et résister à leur pression.

-- Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l'oeil.

-- Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine.

-- Oh ! les chiffres ! répliqua Ned. On fait ce qu'on veut avec les chiffres !

-- En affaires, Ned, mais non en mathématiques.