Jules Verne

Mais, d'une main, l'aveugle saisit le bras du clair-voyant, et de l'autre, détournant son arme, il le rejeta une seconde fois à terre.

Ivan Ogareff, pâle de fureur et de honte, se souvint qu'il portait une épée. Il la tira du fourreau et revint à la charge.

Il avait reconnu, lui aussi, Michel Strogoff. Un aveugle! Il n'avait, en somme, affaire qu'à un aveugle! La partie était belle pour lui!

Nadia, épouvantée du danger qui menaçait son compagnon dans une lutte si inégale, se jeta sur la porte en appelant au secours!

«Ferme cette porte, Nadia! dit Michel Strogoff. N'appelle personne et laisse-moi faire! Le courrier du czar n'a rien à craindre aujourd'hui de ce misérable! Qu'il vienne à moi, s'il l'ose! Je l'attends.»

Cependant, Ivan Ogareff, ramassé sur lui-même comme un tigre, ne proférait pas un mot. Le bruit de son pas, de sa respiration même, il eût voulu le soustraire à l'oreille de l'aveugle. Il voulait le frapper avant même qu'il fût averti de son approche, le frapper à coup sûr. Le traître ne songeait pas à se battre, mais à assassiner celui dont il avait volé le nom.

Nadia, épouvantée et confiante à la fois, contemplait avec une sorte d'admiration cette scène terrible. Il semblait que le calme de Michel Strogoff l'eût gagnée subitement. Michel Strogoff n'avait que son couteau sibérien pour toute arme, il ne voyait pas son adversaire, armé d'une épée, c'est vrai. Mais par quelle grâce du ciel semblait-il le dominer, et de si haut? Comment, sans presque bouger, faisait-il face toujours à la pointe même de son épée?

Ivan Ogareff épiait avec une anxiété visible son étrange adversaire. Ce calme surhumain agissait sur lui. En vain, faisant appel à sa raison, se disait-il que, dans l'inégalité d'un tel combat, tout l'avantage était en sa faveur! Cette immobilité de l'aveugle le glaçait. Il avait cherché des yeux la place où il devait frapper sa victime.... Il l'avait trouvée!.... Qui donc le retenait d'en finir?

Enfin, il fit un bond et porta en pleine poitrine un coup de son épée à Michel Strogoff.

Un mouvement imperceptible du couteau de l'aveugle détourna le coup. Michel Strogoff n'avait pas été touché, et, froidement, il sembla attendre, sans même la défier, une seconde attaque.

Une sueur glacée coulait du front d'Ivan Ogareff. Il recula d'un pas, puis fonça de nouveau. Mais, pas plus que le premier, ce second coup ne porta. Une simple parade du large couteau avait suffi à faire dévier l'inutile épée du traître.

Celui-ci, fou de rage et de terreur en face de cette vivante statue, arrêta ses regards épouvantés sur les yeux tout grands ouverts de l'aveugle. Ces yeux, qui semblaient lire jusqu'au fond de son âme et qui ne voyaient pas, qui ne pouvaient pas voir, ces yeux opéraient sur lui une sorte d'effroyable fascination.

Tout à coup, Ivan Ogareff jeta un cri. Une lumière inattendue s'était faite dans son cerveau.

«Il voit, s'écria-t-il, il voit!...»

Et, comme un fauve essayant de rentrer dans son antre, pas à pas, terrifié, il recula jusqu'au fond de la salle.

Alors, la statue s'anima, l'aveugle marcha droit à Ivan Ogareff, et se plaçant en face de lui:

«Oui, je vois! dit-il. Je vois le coup de knout dont je t'ai marqué, traître et lâche! Je vois la place où je vais te frapper! Défends ta vie! C'est un duel que je daigne t'offrir! Mon couteau me suffira contre ton épée!

--Il voit! se disait Nadia. Dieu secourable, est-ce possible!»

Ivan Ogareff se sentit perdu. Mais, par un sursaut de sa volonté, reprenant courage, il se précipita l'épée en avant sur son impassible adversaire. Les deux lames se croisèrent, mais au choc du couteau de Michel Strogoff, manié par cette main de chasseur sibérien, l'épée vola en éclats, et le misérable, atteint au coeur, tomba sans vie sur le sol.

A ce moment, la porte de la chambre, repoussée du dehors, s'ouvrit. Le grand-duc, accompagné de quelques officiers, se montra sur le seuil.

Le grand-duc s'avança, il reconnut à terre le cadavre de celui qu'il croyait être le courrier du czar.