Son fils se trouvait dans les derniers rangs. Quand, à son tour, il passa devant sa mère, Nadia ferma les yeux pour ne pas voir!
Michel Strogoff était demeuré impassible en apparence, mais la paume de ses mains saigna sous ses ongles, qui s'y étaient incrustés.
Ivan Ogareff était vaincu par le fils et la mère!
Sangarre, placée près de lui, ne dit qu'un mot:
«Le knout!
--Oui! s'écria Ivan Ogareff, qui ne se possédait plus, le knout à cette vieille coquine, et jusqu'à ce qu'elle meure!»
Un soldat tartare, portant ce terrible instrument de supplice, s'approcha de Marfa Strogoff.
Le knout se compose d'un certain nombre de lanières de cuir, à l'extrémité desquelles sont attachés des fils de fer tordus. On estime qu'une condamnation à cent vingt coups de ce fouet équivaut à une condamnation à mort. Marfa Strogoff le savait, mais elle savait aussi qu'aucune torture ne la ferait parler, et elle avait fait le sacrifice de sa vie.
Marfa Strogoff, saisie par deux soldats, fut jetée à genoux sur le sol. Sa robe, déchirée, montra son dos à nu. Un sabre fut posé devant sa poitrine, à quelques pouces seulement. Au cas où elle eût fléchi sous la douleur, sa poitrine était percée de cette pointe aiguë.
Le Tartare se tint debout.
Il attendait.
«Va!» dit Ivan Ogareff.
Le fouet siffla dans l'air....
Mais, avant qu'il eût frappé, une main puissante l'avait arraché à la main du Tartare.
Michel Strogoff était là! Il avait bondi devant cette horrible scène! Si, au relais d'Ichim, il s'était contenu lorsque le fouet d'Ivan Ogareff l'avait atteint, ici, devant sa mère qui allait être frappée, il n'avait pu se maîtriser.
Ivan Ogareff avait réussi.
«Michel Strogoff!» s'écria-t-il.
Puis, s'avançant:
«Ah! fit-il, l'homme d'Ichim?
--Lui-même!» dit Michel Strogoff.
Et, levant le knout, il en déchira la figure d'Ivan Ogareff.
«Coup pour coup! dit-il.
--Bien rendu!» s'écria la voix d'un spectateur, qui se perdit heureusement dans le tumulte.
Vingt soldats se jetèrent sur Michel Strogoff, et ils allaient le tuer....
Mais, Ivan Ogareff, auquel un cri de rage et de douleur avait échappé, les arrêta d'un geste.
«Cet homme est réservé à la justice de l'émir! dit-il. Qu'on le fouille!»
La lettre aux armes impériales fut trouvée sur la poitrine de Michel Strogoff, qui n'avait pas eu le temps de la détruire, et on la remit à Ivan Ogareff.
Le spectateur qui avait prononcé ces mots: «Bien rendu!» n'était autre qu'Alcide Jolivet. Son confrère et lui, s'étant arrêtés au camp de Zabédiero, assistaient à cette scène.
«Pardieu! dit-il à Harry Blount, ces gens du Nord sont de rudes hommes! Avouez que nous devons une réparation à notre compagnon de route! Korpanoff ou Strogoff se valent! Belle revanche de l'affaire d'Ichim!
--Oui, revanche, en effet, répondit Harry Blount, mais Strogoff est un homme mort. Dans son intérêt, il aurait peut-être mieux fait de ne pas se souvenir encore!
--Et de laisser périr sa mère sous le knout!
--Croyez-vous qu'il lui ait fait un meilleur sort par son emportement, à elle et à sa soeur?
--Je ne crois rien, je ne sais rien, répondit Alcide Jolivet, si ce n'est que je n'aurais pas mieux fait à sa place! Quelle balafre! Eh! que diable! Il faut bien bouillir quelquefois! Dieu nous aurait mis de l'eau dans les veines et non du sang, s'il nous eût voulus toujours et partout imperturbables!
--Joli incident pour une chronique! dit Harry Blount. Si Ivan Ogareff voulait seulement nous communiquer cette lettre!...»
Cette lettre, Ivan Ogareff, après avoir étanché le sang qui lui couvrait le visage, en avait brisé le cachet. Il la lut et la relut longuement, comme s'il eût voulu se bien pénétrer de tout ce qu'elle contenait.
Puis, après avoir donné ses ordres pour que Michel Strogoff, étroitement garrotté, fût dirigé sur Tomsk avec les autres prisonniers, il prit le commandement des troupes campées à Zabédiero, et, au bruit assourdissant des tambours et des trompettes, il se dirigea vers la ville, où l'attendait l'émir.