Jules Verne

Cette circonstance ne manqua pas de se produire, comme il arrive toujours tôt ou tard : malheureusement, ce fut dans les conditions les plus tragiques.

Un dimanche matin, Marcel, assez étonné d'entendre sonner dix heures sans que son petit ami Carl eût paru, descendit demander à dame Bauer si elle savait la cause de ce retard. Il la trouva très inquiète. Carl aurait dû être au logis depuis deux heures au moins. Voyant son anxiété, Marcel s'offrit d'aller aux nouvelles, et partit dans la direction du puits Albrecht.

En route, il rencontra plusieurs mineurs, et ne manqua pas de leur demander s'ils avaient vu le petit garçon ; puis, après avoir reçu une réponse négative et avoir échangé avec eux ce _Glück auf !_ (<< Bonne sortie ! >>) qui est le salut des houilleurs allemands, Marcel poursuivit sa promenade.

Il arriva ainsi vers onze heures au puits Albrecht. L'aspect n'en était pas tumultueux et animé comme il l'est dans la semaine. C'est à peine si une jeune << modiste >> -- c'est le nom que les mineurs donnent gaiement et par antiphrase aux trieuses de charbon --, était en train de bavarder avec le marqueur, que son devoir retenait, même en ce jour férié, à la gueule du puits.

<< Avez-vous vu sortir le petit Carl Bauer, numéro 41902 ? >> demanda Marcel à ce fonctionnaire.

L'homme consulta sa liste et secoua la tête.

<< Est-ce qu'il y a une autre sortie de la mine ?

-- Non, c'est la seule, répondit le marqueur. La "fendue", qui doit affleurer au nord, n'est pas encore achevée.

-- Alors, le garçon est en bas ?

-- Nécessairement, et c'est en effet extraordinaire, puisque, le dimanche, les cinq gardiens spéciaux doivent seuls y rester.

-- Puis-je descendre pour m'informer ?...

-- Pas sans permission.

-- Il peut y avoir eu un accident, dit alors la modiste.

-- Pas d'accident possible le dimanche !

-- Mais enfin, reprit Marcel, il faut que je sache ce qu'est devenu cet enfant !

-- Adressez-vous au contremaître de la machine, dans ce bureau... si toutefois il s'y trouve... >>

Le contremaître, en grand costume du dimanche, avec un col de chemise aussi raide que du fer-blanc, s'était heureusement attardé à ses comptes. En homme intelligent et humain, il partagea tout de suite l'inquiétude de Marcel.

<< Nous allons voir ce qu'il en est >>, dit-il.

Et, donnant l'ordre au mécanicien de service de se tenir prêt à filer du câble, il se disposa à descendre dans la mine avec le jeune ouvrier.

<< N'avez-vous pas des appareils Galibert ? demanda celui-ci. Ils pourraient devenir utiles...

-- Vous avez raison. On ne sait jamais ce qui se passe au fond du trou. >>

Le contremaître prit dans une armoire deux réservoirs en zinc, pareils aux fontaines que les marchands de << coco >> portent à Paris sur le dos. Ce sont des caisses à air comprimé, mises en communication avec les lèvres par deux tubes de caoutchouc dont l'embouchure de corne se place entre les dents. On les remplit à l'aide de soufflets spéciaux, construits de manière à se vider complètement. Le nez serré dans une pince de bois, on peut ainsi, muni d'une provision d'air, pénétrer impunément dans l'atmosphère la plus irrespirable.

Les préparatifs achevés, le contremaître et Marcel s'accrochèrent à la benne, le câble fila sur les poulies et la descente commença. Eclairés par deux petites lampes électriques, tous deux causaient en s'enfonçant dans les profondeurs de la terre.

<< Pour un homme qui n'est pas de la partie vous n'avez pas froid aux yeux, disait le contremaître. J'ai vu des gens ne pas pouvoir se décider à descendre ou rester accroupis comme des lapins au fond de la benne !

-- Vraiment ? répondit Marcel. Cela ne me fait rien du tout. Il est vrai que je suis descendu deux ou trois fois dans les houillères. >>

On fut bientôt au fond du puits. Un gardien, qui se trouvait au rond- point d'arrivée, n'avait point vu le petit Carl.

On se dirigea vers l'écurie. Les chevaux y étaient seuls et paraissaient même s'ennuyer de tout leur coeur. Telle est du moins la conclusion qu'il était permis de tirer du hennissement de bienvenue par lequel Blair-Athol salua ces trois figures humaines.