Jules Verne

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Debout à cinq heures, il obligeait Octave à l'imiter. Il l'entraînait aux cours, et, à la sortie, ne le quittait pas d'une semelle. On rentrait pour se livrer au travail, en le coupant de temps à autre d'une pipe et d'une tasse de café. On se couchait à dix heures, le coeur satisfait, sinon content, et la cervelle pleine. Une partie de billard de temps en temps, un spectacle bien choisi, un concert du Conservatoire de loin en loin, une course à cheval jusqu'au bois de Verrières, une promenade en forêt, deux fois par semaine un assaut de boxe ou d'escrime, tels étaient leurs délassements. Octave manifestait bien par instants des velléités de révolte, et jetait un coup d'oeil d'envie sur des distractions moins recommandables. Il parlait d'aller voir Aristide Leroux qui << faisait son droit >>, à la brasserie Saint-Michel. Mais Marcel se moquait si rudement de ces fantaisies, qu'elles reculaient le plus souvent.

Le 29 octobre 1871, vers sept heures du soir, les deux amis étaient, selon leur coutume, assis côte à côte à la même table, sous l'abat-jour d'une lampe commune. Marcel était plongé corps et âme dans un problème, palpitant d'intérêt, de géométrie descriptive appliquée à la coupe des pierres. Octave procédait avec un soin religieux à la fabrication, malheureusement plus importante à son sens, d'un litre de café. C'était un des rares articles sur lesquels il se flattait d'exceller, -- peut-être parce qu'il y trouvait l'occasion quotidienne d'échapper pour quelques minutes à la terrible nécessité d'aligner des équations, dont il lui paraissait que Marcel abusait un peu. Il faisait donc passer goutte à goutte son eau bouillante à travers une couche épaisse de moka en poudre, et ce bonheur tranquille aurait dû lui suffire. Mais l'assiduité de Marcel lui pesait comme un remords, et il éprouvait l'invincible besoin de la troubler de son bavardage.

<< Nous ferions bien d'acheter un percolateur, dit-il tout à coup. Ce filtre antique et solennel n'est plus à la hauteur de la civilisation.

-- Achète un percolateur ! Cela t'empêchera peut-être de perdre une heure tous les soirs à cette cuisine >>, répondit Marcel.

Et il se remit à son problème.

<< Une voûte a pour intrados un ellipsoïde à trois axes inégaux. Soit A B D E l'ellipse de naissance qui renferme l'axe maximum oA = a, et l'axe moyen oB = b, tandis que l'axe minimum (o,o'c') est vertical et égal à c, ce qui rend la voûte surbaissée... >>

A ce moment, on frappa à la porte.

<< Une lettre pour M. Octave Sarrasin >>, dit le garçon de l'hôtel.

On peut penser si cette heureuse diversion fut bien accueillie du jeune étudiant.

<< C'est de mon père, fit Octave. Je reconnais l'écriture... Voilà ce qui s'appelle une missive, au moins >>, ajouta-t-il en soupesant à petits coups le paquet de papiers.

Marcel savait comme lui que le docteur était en Angleterre. Son passage à Paris, huit jours auparavant, avait même été signalé par un dîner de Sardanapale offert aux deux camarades dans un restaurant du Palais-Royal, jadis fameux, aujourd'hui démodé, mais que le docteur Sarrasin continuait de considérer comme le dernier mot du raffinement parisien.

<< Tu me diras si ton père te parle de son Congrès d'Hygiène, dit Marcel. C'est une bonne idée qu'il a eue d'aller là. Les savants français sont trop portés à s'isoler. >>

Et Marcel reprit son problème :

<< ... L'extrados sera formé par un ellipsoïde semblable au premier ayant son centre au-dessous de o' sur la verticale o. Après avoir marqué les foyers Fl, F2, F3 des trois ellipses principales, nous traçons l'ellipse et l'hyperbole auxiliaires, dont les axes communs... >>

Un cri d'Octave lui fit relever la tête.

<< Qu'y a-t-il donc ? demanda-t-il, un peu inquiet en voyant son ami tout pâle.

-- Lis ! >> dit l'autre, abasourdi par la nouvelle qu'il venait de recevoir.

Marcel prit la lettre, la lut jusqu'au bout, la relut une seconde fois, jeta un coup doeil sur les documents imprimés qui l'accompagnaient, et dit :

<< C'est curieux ! >>

Puis, il bourra sa pipe, et l'alluma méthodiquement.