Jules Verne

Là s'ouvrait un passage à niveau qu'il fallait nécessairement franchir, si l'on voulait, en abrégeant la route, rejoindre Poti par la rive gauche du fleuve.

Les chevaux vinrent donc s'arrêter devant la barrière du railway, qui était fermée.

Les glaces du coupé avaient été baissées, de telle sorte que le seigneur Kéraban et ses deux compagnons étaient à même de voir ce qui se passait devant eux.

Le postillon commença par héler le garde-barrière, qui ne parut point tout d'abord.

Kéraban mit la tête à la portière.

«Est-ce que cette maudite compagnie de chemin de fer, s'écria-t-il, va encore nous faire perdre notre temps? Pourquoi cette barrière est-elle fermée aux voitures?

--Sans doute parce qu'un train va bientôt passer! fit simplement observer Van Mitten.

--Pourquoi viendrait-il un train?» répliqua Kéraban.

Le postillon continuait d'appeler, sans résultat. Personne ne paraissait à la porte de la maisonnette du gardien.

«Qu'Allah lui torde le cou! s'écria Kéraban. S'il ne vient pas, je saurai bien ouvrir moi-même!...

--Un peu de calme, mon oncle! dit Ahmet, en retenant Kéraban, qui se préparait à descendre.

--Du calme?...

--Oui! voici ce gardien!»

En effet, le garde-barrière, sortant de sa maisonnette, se dirigeait tranquillement vers l'attelage.

«Pouvons-nous passer, oui ou non? demanda Kéraban d'un ton sec.

--Vous le pouvez, répondit le gardien. Le train de Poti n'arrivera pas avant dix minutes.

--Ouvrez votre barrière, alors, et ne nous retardez pas inutilement! Nous sommes pressés!

--Je vais vous ouvrir,» répondit le garde.

Et, ce disant, il alla d'abord repousser la barrière placée de l'autre côté de la voie, puis, il revint manoeuvrer celle devant laquelle l'attelage s'était arrêté, mais tout cela posément, en homme qui n'a pour les exigences des voyageurs qu'une indifférence parfaite.

Le seigneur Kéraban bouillait déjà d'impatience.

Enfin, le passage fut libre des quatre côtés, et la chaise s'engagea à travers la voie.

À ce moment, à l'opposé, parut un groupe de voyageurs. Un seigneur turc, monté sur un magnifique cheval, suivi de quatre cavaliers qui lui faisaient escorte, se disposait à franchir le passage à niveau.

C'était évidemment un personnage considérable. Agé de trente-cinq ans environ, sa taille élevée se dégageait avec cette noblesse particulière aux races asiatiques. Figure assez belle, avec des yeux qui ne s'animaient qu'au feu de la passion, front d'un ton mat, barbe noire, dont les volutes s'étageaient jusqu'à mi-poitrine, bouche ornée de dents très blanches, lèvres qui ne savaient pas sourire: en somme, la physionomie d'un homme impérieux, puissant par sa situation et sa fortune, habitué à la réalisation de tous ses désirs, à l'accomplissement de toutes ses volontés, et que la résistance eût poussé aux plus grands excès. Il y avait encore du sauvage dans cette nature, où le type turc confinait au type arabe.

Ce seigneur portait un simple costume de voyage, taillé à la mode des riches Osmanlis, qui sont plus Asiatiques qu'Européens. Sans doute, sous son cafetan de couleur sombre, il tenait à dissimuler le riche personnage qu'il était.

Au moment où l'attelage atteignait le milieu de la voie, le groupe des cavaliers l'atteignait aussi. Comme l'étroitesse des barrières ne permettait pas à la chaise et au groupe de passer en même temps, il fallait bien que l'un ou l'autre reculât.

L'attelage s'était donc arrêté, tandis que les cavaliers en faisaient autant; mais il ne semblait pas que le seigneur étranger fût d'humeur à céder passage au seigneur Kéraban. Turc contre Turc, cela pouvait amener quelque complication.

«Rangez-vous! cria Kéraban aux cavaliers, dont les chevaux faisaient tête à ceux de l'attelage.

--Rangez-vous vous-mêmes! répondit le nouveau venu, qui semblait décidé à ne pas faire un pas en arrière.

--Je suis arrivé le premier!

--Eh bien, vous passerez le second!

--Je ne céderai pas!

--Ni moi!»

Montée sur ce ton, la discussion menaçait de prendre une assez mauvaise tournure.