Jules Verne

«Il serait capable de les faire atteler à sa chaise! dit Bruno.

Oui!... eux ou nous!» répondit Nizib, en homme qui connaissait bien son maître.

Cependant, puisqu'il n'y avait ni chevaux, ni mulets, ni ânes, il devenait évident qu'on ne pourrait partir. Donc, nécessité de se résigner à un retard de vingt-quatre heures. Ahmet, que cela contrariait autant que son oncle, allait pourtant essayer de lui faire entendre raison en présence de cette impossibilité absolue, lorsque le seigneur Kéraban de s'écrier:

«Cent roubles à qui me procurera un attelage!»

Un certain frémissement courut parmi les indigènes d'Arabat. L'un d'eux s'avança résolument.

«Seigneur Turc, dit-il, j'ai deux dromadaires à vendre!

--Je les achète!» répondit Kéraban.

Atteler des dromadaires à une chaise de poste, cela ne s'était jamais vu. Cela se vit cette fois.

En moins d'une heure le marché fut conclu, et pour un bon prix. Peu importait! Le seigneur Kéraban en eût payé le double. Les deux bêtes furent donc harnachées tant bien que mal, attelées aux brancards, et, sous la promesse d'un pourboire exceptionnel, leur ex-propriétaire, transformé en postillon, se campa en avant de la bosse de l'un de ces ruminants; puis, la chaise, au grand ébahissement de la population d'Arabat, mais à l'extrême satisfaction des voyageurs, descendit la route de Kertsch au trot allongé de son étrange attelage.

Le soir, on arrivait sans encombre au village d'Argin, à douze lieues d'Arabat.

Pas de chevaux au relais, et toujours, par suite du passage du seigneur Saffar. Il fallut se résoudre à coucher à Argin, afin de donner quelque repos aux dromadaires.

Le lendemain matin, 3 septembre, la chaise repartait dans les mêmes conditions, franchissant dans la journée la distance qui sépare Argin du village de Marienthal, soit dix-sept lieues, y passait la nuit, le quittait dès l'aube, et, dans la soirée, après une étape de douze lieues, arrivait à Kertsch, sans accidents, mais non sans rudes secousses, dues aux coups de colliers de ces robustes bêtes, mal dressées à ce genre de service.

En somme, le seigneur Kéraban et ses compagnons, partis depuis le 17 août, après dix-neuf jours de marche, avaient accompli les trois septièmes de leur voyage,--trois cents lieues environ sur sept cents. Ils étaient donc dans une bonne moyenne, et, s'ils s'y maintenaient pendant vingt-six jours encore, jusqu'au 30 septembre courant, ils devaient avoir achevé le tour de la mer Noire dans les délais voulus.

«Et pourtant, répétait souvent Bruno à son maître, j'ai la pressentiment que cela finira mal!

--Pour mon ami Kéraban?

--Pour votre ami Kéraban ... ou pour ceux qui l'accompagnent!

XIV

DANS LEQUEL LE SEIGNEUR KÉRABAN SE MONTRE PLUS FORT EN GÉOGRAPHIE QUE NE LE CROYAIT SON NEVEU AHMET.

La ville de Kertsch est située sur la presqu'île qui porte son nom, à l'extrémité orientale de la Tauride. Elle est assise en croissant sur la côte nord de cette langue de terre. Un mont, sur lequel s'élevait autrefois l'acropole, la domine majestueusement. C'est le mont Mithridate. Le nom de ce terrible et implacable ennemi des Romains, qui faillit les chasser de l'Asie, ce général audacieux, ce polyglotte émérite, ce toxicologue légendaire, a justement sa place au front d'une cité qui fut la capitale du royaume du Bosphore. C'est là que ce roi de Pont, ce terrible Eupator, se fit percer de l'épée d'un soldat gaulois, après avoir vainement tenté d'empoisonner ce corps de fer, qu'il avait habitué aux poisons.

Tel fut le petit cours d'histoire que Van Mitten, pendant une demi-heure de halte, crut devoir faire à ses compagnons. Ce qui lui attira cette réponse de son ami Kéraban:

«Mithridate n'était qu'un maladroit!

--Et pourquoi? demanda Van Mitten.

--S'il voulait s'empoisonner sérieusement, il n'avait qu'a aller dîner à notre auberge d'Arabat!»

Là-dessus, le Hollandais ne crut pas devoir continuer l'éloge de l'époux de la belle Monime; mais il se promit bien de visiter sa capitale, pendant les quelques heures qui lui seraient laissées.