Jules Verne

C'était comme une folie de liberté. Je pris tous mes compagnons les uns après les autres; je leur parlai, je les exhortai, je leur fis comprendre les dangers d'une pareille expédition, en même temps que cette lâcheté de vous abandonner! Je ne pus rien obtenir, même des meilleurs! Le départ fut fixé au 22 février. Shandon était impatient. On entassa sur le traîneau et dans la chaloupe tout ce qu'ils purent contenir de provisions et de liqueurs; on fit un chargement considérable de bois; déjà la muraille de tribord était démolie jusqu'à sa ligne de flottaison. Enfin, le dernier jour fut un jour d'orgie; on pilla, on saccagea, et ce fut au milieu de leur ivresse que Pen et deux ou trois autres mirent le feu au navire. Je me battis contre eux, je luttai; on me renversa, on me frappa; puis ces misérables, Shandon en tête, prirent par l'est et disparurent à mes regards! Je restai seul; que pouvais-je faire contre cet incendie qui gagnait le navire tout entier? Le trou à feu était obstrué par la glace; je n'avais pas une goutte d'eau. Le _Forward_, pendant deux jours, se tordit dans les flammes, et vous savez le reste. »

Ce récit terminé, un assez long silence régna dans la maison de glace; ce sombre tableau de l'incendie du navire, la perte de ce brick si précieux, se présentèrent plus vivement à l'esprit des naufragés; ils se sentirent en présence de l'impossible; et l'impossible, c'était le retour en Angleterre. Ils n'osaient se regarder, de crainte de surprendre sur la figure de l'un d'eux les traces d'un désespoir absolu. On entendait seulement la respiration pressée de l'Américain.

Enfin, Hatteras prit la parole.

« Johnson, dit-il, je vous remercie; vous avez tout fait pour sauver mon navire; mais, seul, vous ne pouviez résister. Encore une fois, je vous remercie, et ne parlons plus de cette catastrophe. Réunissons nos efforts pour le salut commun. Nous sommes ici quatre compagnons, quatre amis, et la vie de l'un vaut la vie de l'autre. Que chacun donne donc son opinion sur ce qu'il convient de faire.

--Interrogez-nous, Hatteras, répondit le docteur; nous vous sommes tout dévoués, nos paroles viendront du coeur. Et d'abord, avez-vous une idée?

--Moi seul, je ne saurais en avoir, dit Hatteras avec tristesse. Mon opinion pourrait paraître intéressée. Je veux donc connaître avant tout votre avis.

--Capitaine, dit Johnson, avant de nous prononcer dans des circonstances si graves, j'aurai une importante question à vous faire.

--Parlez, Johnson.

--Vous êtes allé hier relever notre position; eh bien, le champ de glace a-t-il encore dérivé, ou se trouve-t-il à la même place?

--Il n'a pas bougé, répondit Hatteras. J'ai trouvé, comme avant notre départ, quatre-vingts degrés quinze minutes pour la latitude, et quatre-vingt-dix-sept degrés trente-cinq minutes pour la longitude.

--Et, dit Johnson, à quelle distance sommes-nous de la mer la plus rapprochée dans l'ouest?

--A six cents milles environ[1], répondit Hatteras.

[1] Deux cent quarante-sept lieues environ.

--Et cette mer, c'est...?

--Le détroit de Smith.

--Celui-là même que nous n'avons pu franchir au mois d'avril dernier?

--Celui-là même.

--Bien, capitaine, notre situation est connue maintenant, et nous pouvons prendre une résolution en connaissance de cause.

--Parlez donc», dit Hatteras, qui laissa sa tête retomber sur ses deux mains.

Il pouvait écouter ainsi ses compagnons sans les regarder.

«Voyons, Bell, dit le docteur, quel est, suivant vous, le meilleur parti à suivre?

--Il n'est pas nécessaire de réfléchir longtemps, répondit le charpentier: il faut revenir, sans perdre ni un jour, ni une heure, soit au sud, soit à l'ouest, et gagner la côte la plus prochaine... quand nous devrions employer deux mois au voyage!

--Nous n'avons que pour trois semaines de vivres, répondit Hatteras sans relever la tête.

--Eh bien, reprit Johnson, c'est en trois semaines qu'il faut faire ce trajet, puisque là est notre seule chance de salut; dussions-nous, en approchant de la côte, ramper sur nos genoux, il faut partir et arriver en vingt-cinq jours.