Jules Verne

En ce moment, l'ingénieur fit prévenir le capitaine qu'il avait de la pression, et que l'on pouvait partir. Le capitaine le fit remercier de cette excellente communication. Puis il donna la route au nord-nord-est. La corvette, évoluant, se dirigea à toute vapeur vers la baie de San Francisco. Il était trois heures du matin.

Deux cent vingt lieues à franchir, c'était peu de chose pour une bonne marcheuse comme la _Susquehanna_. En trente-six heures, elle eut dévoré cet intervalle, et le 14 décembre, à une heure vingt-sept minutes du soir, elle donnait dans la baie de San Francisco.

A la vue de ce bâtiment de la marine nationale, arrivant à grande vitesse, son beaupré rasé, son mât de misaine étayé, la curiosité publique s'émut singulièrement. Une foule compacte fut bientôt rassemblée sur les quais, attendant le débarquement.

Après avoir mouillé, le capitaine Blomsberry et le lieutenant Bronsfield descendirent dans un canot armé de huit avirons, qui les transporta rapidement à terre.

Ils sautèrent sur le quai.

«Le télégraphe!» demandèrent-ils sans répondre aucunement aux mille questions qui leur étaient adressées.

L'officier de port les conduisit lui-même au bureau télégraphique, au milieu d'un immense concours de curieux.

Blomsberry et Bronsfield entrèrent dans le bureau, tandis que la foule s'écrasait à la porte.

Quelques minutes plus tard, une dépêche, en quadruple expédition, était lancée: 1° au secrétaire de la Marine, Washington; 2° au vice-président du Gun-Club, Baltimore; 3° à l'honorable J.-T. Maston, Long's Peak, montagnes Rocheuses; 4° au sous-directeur de l'Observatoire de Cambridge, Massachusetts.

Elle était conçue en ces termes:

«Par 20 degrés 7 minutes de latitude nord et 41 degrés 37 minutes de longitude ouest, ce 12 décembre, à une heure dix-sept minutes du matin, projectile de la Columbiad tombé dans le Pacifique. Envoyez instructions Blomsberry, commandant _Susquehanna_.»

Cinq minutes après, toute la ville de San Francisco connaissait la nouvelle. Avant six heures du soir, les divers États de l'Union apprenaient la suprême catastrophe. Après minuit, par le câble, l'Europe entière savait le résultat de la grande tentative américaine.

On renoncera à peindre l'effet produit dans le monde entier par ce dénouement inattendu.

Au reçu de la dépêche, le secrétaire de la Marine télégraphia à la _Susquehanna_ l'ordre d'attendre dans la baie de San Francisco, sans éteindre ses feux. Jour et nuit, elle devait être prête à prendre la mer.

L'Observatoire de Cambridge se réunit en séance extraordinaire, et, avec cette sérénité qui distingue les corps savants, il discuta paisiblement le point scientifique de la question.

Au Gun-Club, il y eut explosion. Tous les artilleurs étaient réunis. Précisément, le vice-président, l'honorable Wilcome, lisait cette dépêche prématurée, par laquelle J.-T. Maston et Belfast annonçaient que le projectile venait d'être aperçu dans le gigantesque réflecteur de Long's Peak. Cette communication portait, en outre, que le boulet, retenu par l'attraction de la Lune, jouait le rôle de sous-satellite dans le monde solaire.

On connaît maintenant la vérité sur ce point.

Cependant, à l'arrivée de la dépêche de Blomsberry, qui contredisait si formellement le télégramme de J.-T. Maston, deux partis se formèrent dans le sein du Gun-Club. D'un côté, le parti des gens qui admettaient la chute du projectile, et par conséquent le retour des voyageurs. De l'autre, le parti de ceux qui, s'en tenant aux observations de Long's Peak, concluaient à l'erreur du commandant de la _Susquehanna_. Pour ces derniers, le prétendu projectile n'était qu'un bolide, rien qu'un bolide, un globe filant qui, dans sa chute, avait fracassé l'avant de la corvette. On ne savait trop que répondre à leur argumentation, car la vitesse dont il était animé avait dû rendre très difficile l'observation de ce mobile. Le commandant de la _Susquehanna_ et ses officiers avaient certainement pu se tromper de bonne foi. Un argument, néanmoins, militait en leur faveur: c'est que, si le projectile était tombé sur la Terre, sa rencontre avec le sphéroïde terrestre n'avait pu s'opérer que sur ce vingt-septième degré de latitude nord, et -- en tenant compte du temps écoulé et du mouvement de rotation de la Terre --, entre le quarante et unième et le quarante-deuxième degré de longitude ouest.