Jules Verne

--Nous n'avons plus alors que l'halkett-boat[1]?

[1] Canot de caoutchouc, fait en forme de vêtement, et qui se gonfle à volonté.

--Oui, grâce à l'idée que vous avez eue de l'emporter dans votre excursion.

--C'est peu, dit le docteur.

--Les misérables traîtres qui ont fui! s'écria Johnson. Puisse le ciel les punir comme ils le méritent!

--Johnson, répondit doucement le docteur, il ne faut pas oublier que la souffrance les a durement éprouvés! Les meilleurs seuls savent rester bons dans le malheur, là où les faibles succombent! Plaignons nos compagnons d'infortune, et ne les maudissons pas!»

Après ces paroles, le docteur demeura pendant quelques instants silencieux, et promena des regards inquiets sur le pays.

«Qu'est devenu le traîneau? demanda Johnson.

--Il est resté à un mille en arrière.

--Sous la garde de Simpson?

--Non! mon ami. Simpson, le pauvre Simpson a succombé à la fatigue.

--Mort! s'écria le maître d'équipage.

--Mort! répondit le docteur.

--L'infortuné! dit Johnson, et qui sait, pourtant, si nous ne devrions pas envier son sort!

--Mais, pour un mort que nous avons laissé, reprit le docteur, nous rapportons un mourant.

--Un mourant?

--Oui! le capitaine Altamont.»

Le docteur fit en quelques mots au maître d'équipage le récit de leur rencontre.

«Un Américain! dit Johnson en réfléchissant.

--Oui, tout nous porte à croire que cet homme est citoyen de l'Union. Mais qu'est-ce que ce navire le _Porpoise_ évidemment naufragé, et que venait-il faire dans ces régions?

--Il venait y périr, répondit Johnson; il entraînait son équipage à la mort, comme tous ceux que leur audace conduit sous de pareils cieux! Mais, au moins, monsieur Clawbonny, le but de votre excursion a-t-il été atteint?

--Ce gisement de charbon! répondit le docteur.

--Oui », fit Johnson.

Le docteur secoua tristement la tête.

« Rien? dit le vieux marin.

--Rien! les vivres nous ont manqué, la fatigue nous a brisés en route! Nous n'avons pas même gagné la côte signalée par Edward Belcher!

--Ainsi, reprit le vieux marin, pas de combustible?

--Non!

--Pas de vivres?

--Non!

--Et plus de navire pour regagner l'Angleterre! »

Le docteur et Johnson se turent. Il fallait un fier courage pour envisager en face cette terrible situation.

« Enfin, reprit le maître d'équipage, notre position est franche, au moins! nous savons à quoi nous en tenir! Mais allons au plus pressé; la température est glaciale; il faut construire une maison de neige.

--Oui, répondit le docteur, avec l'aide de Bell, ce sera facile; puis nous irons chercher le traîneau, nous ramènerons l'Américain, et nous tiendrons conseil avec Hatteras.

--Pauvre capitaine! fit Johnson, qui trouvait moyen de s'oublier lui-même, il doit bien souffrir! »

Le docteur et le maître d'équipage revinrent vers leurs compagnons.

Hatteras était debout, immobile, les bras croisés suivant son habitude, muet et regardant l'avenir dans l'espace. Sa figure avait repris sa fermeté habituelle. A quoi pensait cet homme extraordinaire? Se préoccupait-il de sa situation désespérée ou de ses projets anéantis? Songeait-il enfin à revenir en arrière puisque les hommes, les éléments, tout conspirait contre sa tentative?

Personne n'eût pu connaître sa pensée. Elle ne se trahissait pas au-dehors. Son fidèle Duk demeurait près de lui, bravant à ses côtés une température tombée à trente-deux degrés au-dessous de zéro (-36° centigrades).

Bell, étendu sur la glace, ne faisait aucun mouvement; il semblait inanimé; son insensibilité pouvait lui coûter la vie; il risquait de se faire geler tout d'un bloc.

Johnson le secoua vigoureusement, le frotta de neige, et parvint non sans peine à le tirer de sa torpeur.

«Allons, Bell, du courage! lui dit-il; ne te laisse pas abattre; relève-toi; nous avons à causer ensemble de la situation, et il nous faut un abri! As-tu donc oublié comment se fait une maison de neige? Viens m'aider, Bell! Voilà un iceberg qui ne demande qu'à se laisser creuser! Travaillons! Cela nous redonnera ce qui ne doit pas manquer ici, du courage et du coeur! »

Bell, un peu remis à ces paroles, se laissa diriger par le vieux marin.