Jules Verne

C'était une tartane, désemparée, sa grande antenne en lambeaux. Sans aucun moyen de pouvoir résister, elle dérivait irrésistiblement vers la côte. Avec des roches sous le vent, avec la proximité de ces deux trombes qui se dirigeaient vers elle, il était impossible qu'elle put échapper à sa perte. Engloutie ou mise en pièces, ce ne devait plus être que l'affaire de quelques instants.

Et cependant, elle résistait, cette tartane. Peut-être, si elle échappait à l'attraction des trombes, trouverait-elle quelque courant qui la porterait dans le port? Avec ce vent qui battait en côte, même à sec de toile, peut-être saurait-elle donner dans le chenal, dont le feu du phare lui marquait la direction? C'était une dernière chance.

Aussi, la tartane essaya-t-elle de lutter contre le plus proche des météores, qui menaçait de l'attirer dans son tourbillon. De là, ces coups de canon, non de détresse, mais de défense. Il fallait rompre cette colonne tournante en la crevant de projectiles. On y réussit, mais d'une façon incomplète. Un boulet traversa la trombe vers le tiers de sa hauteur, les deux segments se séparèrent, flottant dans l'espace comme deux tronçons de quelque fantastique animal; puis, ils se rejoignirent et reprirent leur mouvement giratoire en aspirant l'air et l'eau sur leur passage.

Il était alors trois heures du matin. La tartane dérivait toujours vers l'extrémité du chenal.

A ce moment, passa un coup de bourrasque qui ébranla le pylône jusqu'à sa base. Ahmet et le gardien durent craindre qu'il ne fût déraciné du sol. Les poutrelles craquées menaçaient d'échapper aux entretoises qui les reliaient à l'ensemble du bâtis. Il fallut redescendre au plus vite et chercher un abri dans la maison.

C'est ce que firent Ahmet et son compagnon. Ce ne fut pas sans peine, tant l'escalier tournant se tordait sous leurs pieds. Ils y réussirent cependant et reparurent sur les premières marches, qui donnaient accès à l'intérieur de la salle.

«Eh bien? demanda Kéraban.

--C'est un navire, répondit Ahmet.

--En perdition?....

--Oui, répondit le gardien, à moins qu'il ne donne directement dans le chenal d'Atina!

--Mais le peut-il?....

--Il le peut si son capitaine connaît ce chenal, et tant que le feu lui indiquera sa direction!

--On ne peut rien pour le guider ... pour lui porter secours? demanda Kéraban.

--Rien!»

Soudain, un immense éclair enveloppa toute la maisonnette. Le coup de tonnerre éclata aussitôt. Kéraban et les siens furent comme paralysés par la commotion électrique. C'était miracle qu'ils n'eussent point été foudroyés à cette place, sinon directement, du moins par un choc en retour.

Au même instant, un fracas effroyable se faisait entendre. Une lourde masse s'abattit sur le toit qui s'effondra, et l'ouragan, se précipitant par cette large ouverture, saccagea l'intérieur de la salle, dont les murs de bois s'affaissèrent sur le sol.

Par un bonheur providentiel, aucun de ceux qui s'y trouvaient n'avait été blessé. Le toit, arraché, avait pour ainsi dire glissé vers la droite, tandis qu'ils étaient groupés dans l'angle à gauche près de la porte.

«Au dehors! au dehors!» cria l'un des gardiens en s'élançant sur les roches de la grève.

Tous l'imitèrent, et là, ils reconnurent à quelle cause était due cette catastrophe.

Le phare, foudroyé par une décharge électrique, s'était rompu à la base. Par suite, effondrement de la partie supérieure du pylône, qui, dans sa chute, avait défoncé le toit. Puis, en un instant, l'ouragan venait d'achever la démolition de la maisonnette.

Maintenant, plus un feu pour éclairer le chenal du petit port de refuge! Si la tartane échappait à l'engloutissement dont la menaçaient les trombes, rien ne pourrait l'empêcher de se mettre au plein sur les récifs.

On la voyait alors irrésistiblement dressée, tandis que les colonnes d'air et d'eau tourbillonnaient autour d'elle. A peine une demi-encablure la séparait-elle d'une énorme roche, qui émergeait à cinquante pieds au plus de la pointe nord-ouest. C'était évidemment là que le petit bâtiment viendrait toucher, se briser, périr.